Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
j’ai rendu
Paris, le 33 juillet 1932.
Hé,
cher Roland[1],
ou plutôt : mon cher Roland,
héros de l’affaire trucmuche de l’Île Marguerite, mon
copain Toutain, mon frère en
originalité et en crânerie drôle, Cyrano de Budapest
épateur de bourgeois, moi j’ai honte. Pas pour ce que vous
pensez : vous l’avez de loin emporté sur moi, moi aussi
j’avais commis une ou deux modestes blagues mais je n’ai jamais eu
autant de presse que vous en avez eu à l’occasion où…
où vous êtes sorti du… sorti de votre incognito tel un
Vénus masculin des flots de l’océan, pour mettre un point
final à vos autres plaisanteries par lesquelles vous vouliez signaler
que vous souhaitiez être digne de l’esprit jovial de Budapest et de
l’hospitalité et de la galanterie bien connues des Hongrois.
Cher chevalier, constatez que moi, natif de cette capitale, j’ai
considéré que vous m’avez directement lancé ce
défi insolent par lequel, citant Cyrano c’est d’abord votre
feutre que vous avez jeté avec grâce, puis vous avez fait
lentement l’abandon de votre grand manteau, avant de jeter d’autres
accessoires encore, en demandant : rien d’autre ? Qui ose en
faire autant ? Je lance un défi à la terre entière !
Mais sur place tout le monde était
surpris et personne n’aurait osé relever ce machin… ce gant.
Vous admettrez que moi je l’ai
ramassé.
En respectant naturellement les
règles de la chevalerie. J’ai relevé votre machin… ce
gant, je l’ai hissé à mon drapeau, je me suis
aussitôt déplacé ici à Paris pour montrer aux
Français… pas tout à fait ce que Vous aviez montré
aux Hongrois… mais pour montrer que dans la caboche de Miska Magyar se trouve un esprit qui vaut le vôtre,
qui est capable d’aussi bien amuser les bourgeois de Paris que vous avez
su amuser la belle Budapest de cet été.
Je vais rendre compte ici de mes prouesses.
Je laisse à un jury impartial le soin de décider, aux points ou
un chronomètre à la main ou comme il voudra, lequel de nous deux
est un plus grand – acteur de cinéma.
Arrivé à la Gare de
l’Est je me balade et je compose
une petite ballade (qu’est-ce que vous en dites de celle-là,
hein ?) j’ai commencé par souffler de la poudre à
éternuer dans l’oreille de Monsieur Pathé (un grand ponte
du cinéma chez vous si je suis bien renseigné) en remerciements
pour son discours de bienvenue qu’il était venu prononcer en
m’accueillant.
Si vous aviez vu ce discours de
bienvenue !
J’en ai encore les larmes qui
dégringolent de rire quand j’y repense ! Mais lui
aussi ! La scène a été filmée –
atchoum ! – l’opinion du public sur moi, qu’est-ce que
vous croyez que ça m’a fait ? ça entrait dans un film pour sortir dans
l’autre !
Me disant que le mieux serait de faire
irruption dans la ville en voiture, j’ai sauté dans une ravissante
Citroën, j’ai naturellement balancé le chauffeur dehors pour
conduire la voiture moi-même. Je peux affirmer sans fausse modestie que
j’ai fait grande sensation quand mon automobile a débarqué
dans le grand hall du Panthéon (on y célébrait justement
une sorte de fête nationale devant un large public) et, interrompant le
discours du président de la république, j’ai sauté
à califourchon (je suis un cavalier, sapristi !) sur les épaules
de la statue de Napoléon et j’ai merveilleusement poussé la
chansonnette, ressentant profondément les paroles :
« vous ne serez plus depuis longtemps, mon amour, moi je vous
adorerai toujours ».
Mais, comme des personnes ont mal compris
mes intentions les plus honnêtes (comment, à Paris, ne
comprendrait-on plus l’humour ?) ils ont trouvé
déplacé ma première apparition en public, et un journal
n’a pas hésité à consacrer même une
édition spéciale à ses remarques, j’ai
décidé de faire amende honorable le jour même pour prouver
que je ne manquais pas de bons sentiments et de velléités
féminines. À cette fin, dans l’après-midi j’ai
fait apparition sur la piste de cinq mille places du cirque Barnum de passage
à Paris, j’ai repoussé le clown indigné en plein
milieu de son numéro, je me suis prosterné et, doucement, avec un
noble pathos, j’ai récité un poème lyrique et tendre
de ma composition et j’y ai joint la lecture d’une étude de
cent pages dans laquelle un de mes critiques français démontre
que mon poème avait en réalité pour source l’hommage
rendu aux humanistes français du XVIIIe siècle et la satisfaction
que j’en avais ressentie.
De là je me suis rendu directement
au Louvre dans l’intention de baiser la main de
la Vénus de Milo de si haute réputation, en témoignage du
culte séculaire de la chevalerie hongroise et de respect de la gent
féminine. J’ai été bien secoué de ne trouver
aucune de ses mains à sa place. J’ai immédiatement
alerté la police pour qu’ils arrêtent le ministre de la
culture qui était forcément responsable sinon auteur de ce vol,
j’ignore pour quelles basses motivations. Puis du balcon j’ai
adressé un discours à la foule rassemblée,
épanché mes doléances et invoqué Jeanne
d’Arc, invitant les patriotes français enthousiastes à
décider ce que je devais baiser sur l’honorable statue
puisqu’elle était dépourvue de mains.
L’étape suivante a
été la visite de la Tour Eiffel. Ma première idée
était de monter au sommet et de me lancer dans le vide afin
d’apprendre aux Français le nom de Titusz
Dugonics[2]. Mais j’ai changé
d’avis et j’ai préféré faire descendre en
parachute la petite figurine que j’avais achetée cinq ans plus
tôt dans la boutique du vieux Tódor
Kertész.
J’ai fait le tour du Père
Lachaise en dansant, puis à l’aube j’ai frappé
à la porte d’une famille bourgeoise inconnue, je me suis
courtoisement excusé en tant que collaborateur de la Vie Parisienne, et j’ai
demandé la permission de photographier Madame.
Finalement, le lendemain soir je me suis
rendu à la représentation d’une revue
d’été, je me suis faufilé parmi les boys de la
figuration d’un numéro spectaculaire, et dans la grande
scène, quand le projecteur éclairait justement notre groupe,
j’ai brusquement baissé mon pantalon.
Là-dessus j’ai quand
même été arrêté et expulsé de Paris.
Mon cher Roland, j’arrive demain pour
que nous nous mesurions devant un jury.
Je suis persuadé d’avoir
gagné, Miska Magyar a vaincu Cyrano !
Cyrano n’a qu’à aller se cacher.
Qu’il cache au moins son nez !
Il n’y a pas que des grands chiens
– on trouve aussi des petits chiens à Budapest.
Színházi
Élet, 1932. n°31.