Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Camera obscura
(Instantané et
naturalisme)
On pouvait lire hier dans un journal anglais
qu’une jeune journaliste budapestoise, sans épargner argent ni
fatigue, a fait un pèlerinage chez Bernard Shaw, pour parler avec lui de
vive voix et pouvoir lui arracher des réponses à quelques
questions. Elle s’est donné du mal pour l’approcher (ces
derniers temps Shaw est devenu un peu renfrogné). Après que le
vieux monsieur lui a demandé assez crûment ce qu’elle
voulait, elle lui a remis quatre questions notées sur une feuille de
papier : 1 - sur lui-même, 2 – sur la
femme après la guerre, 3 – sur la Hongrie,
4 – sur la nouvelle génération.
Ne m’en veuillez pas, chère
jeune consœur journaliste, de ne pas pouvoir m’étonner de ce
qui vous a tant étonné, au point qu’avec une certaine
indignation (quand vous me relatiez le cas), vous étiez prête
à douter de la qualité de gentleman du grand écrivain,
étant donné que Shaw, ayant lu les quatre questions, a murmuré
à plusieurs reprises le mot "nonsense" dans sa barbe, mot qui
signifie "ineptie", avant de vous rendre votre questionnaire sans
dire un mot, et d’ajouter un simple good bye et
s’éclipser.
*
Pourtant vous vous êtes même permise de lui demander si ce sont vos questions qui lui
paraissaient stupides, mais Shaw n’a rien répondu. Alors
croyez-moi, Mademoiselle, il ne pouvait rien répondre. Une question en
soi n’est jamais stupide, seulement l’occasion où on la
pose, ou la personne à qui on la pose. La dernière supposition
est hors de question parce que Shaw est assurément un homme intelligent.
Mais pour l’amour de Dieu, qu’attendiez-vous de lui,
dites-moi ? Que dans le genre et la formulation d’aphorismes
spirituels ennuyeux et rebattus jusqu’à écœurement il
vous lance quelque chose à propos des problèmes dont il a
écrit des volumes, indirectement et directement, il aurait le droit de
supposer que vous qui l’avez poursuivi jusqu’en Afrique,
connaissiez au moins en gros ces volumes et que vous aviez au moins une
idée de son opinion ? Ne pensez-vous pas que ce n’est pas le
vieil homme qui vous a vexée, mais que c’est vous qui avez
offensé le vieil homme, en trahissant que vous ne savez rien
d’autre de lui que ce qui l’intéresse le moins : que
c’est un homme célèbre et de mauvaise réputation
– ou plus grave encore : vous vouliez le faire tomber dans un
piège et faire de lui un clown qui débite de frivoles
banalités sur les mêmes sujets dont il avait publié ici et
là des vérités profondes, consistantes et originales.
Vous auriez pu être plus modeste dans
vos questions.
*
Mais vous n’êtes pas fautive,
Mademoiselle. Vous êtes une journaliste moderne et vous avez
constaté autour de vous que dans le journalisme, et hélas
ailleurs aussi, ce ne sont pas les réponses qui importent, mais justement
ce sont les questions de ce genre. Les réponses sont
intéressantes seulement dans la mesure où elles sont courtes et
si possible "spirituelles", en entendant par
spiritualité une réminiscence de quelque blague juive s’il
s’agit de littérature, un lieu commun horripilant s’il
s’agit de science, ou une phrase vide, sans contenu s’il
s’agit de politique. La presse mondiale est truffée de
photographies. Même les annexes artistiques se retiennent de publier
désormais des dessins. L’œuvre graphique, autrefois genre
transitionnel entre beaux-arts et poésie, perd du terrain, bientôt
même les romans seront illustrés par des photos.
Le "snapshot"
chasse tout le reste. La "prise de vues instantanée" est un
miroir fidèle, bon marché, fiable, de tout ce que l’homme
d’aujourd’hui veut savoir. J’ai déjà eu
l’occasion de m’exprimer sur le langage illustré de notre
temps, cette nouvelle écriture en
image, un mode d’expression compréhensible pour tous dans le
Babel de plus en plus insupportable des langues, j’étais confiant
et plein d’espoir. Qu’il me soit permis de montrer cette fois le
côté ombre de cette tendance.
Toutes ces prises de vues
instantanées, légères, attachent notre imagination
à l’instant. La curiosité qui recherche le nouveau et
pourchasse l’intéressant, ne se contente pas de prendre en flagrant
délit et saisir le geste éphémère des objets et des
manifestations : le saut l’athlète dans l’air, les
lèvres souriantes en train de se fermer. De l’âme et de la
raison aussi, elle ne veut voir que des prises de vues instantanées.
Quelle est votre opinion en cet instant
de la crise mondiale, de la vie, de la mort, de l’amour, du hanneton
– parlez, jugez, déclarez, mais vite parce que le kodak fait son
clic et personne ne s’intéresse à davantage. Tout cela est
très beau, mais le problème est que dans le domaine de
l’âme et de la raison la photo instantanée et la
photographie en général ne signifient pas la même chose que
dans le monde des objets, vu que celui-ci est une réalité se
déroulant seulement dans
l’espace, alors que le monde de la raison se situe dans le
temps : le même procédé technique qui reproduit
une image fidèle et fiable des phénomènes se
déroulant dans l’espace à un instant donné,
déforme et falsifie honteusement la pensée.
*
Instantané de l’âme,
instantané du monde extérieur et intérieur :
c’est la culture et aussi l’art de l’époque. Que
serait d’autre la littérature
romancière d’aujourd’hui par exemple, qu’une
série d’instantanés condensés, transformés en
images mouvantes ? Au début de cette semaine j’ai lu pour la
première fois Babbitt,
le roman le plus connu et le plus populaire de l’excellent et si
talentueux Sinclair Lewis. Je trouve fort caractéristique que les
critiques modernes considèrent comme le plus grand mérite de cet
auteur prix Nobel sa capacité qui ressort tout particulièrement
dans cette œuvre (dans Arrowsmith et Dodsworth bien moins, fort heureusement) : savoir
écrire une histoire pas du tout particulière et sans
intérêt d’une façon palpable et toujours vivante. La
vie ordinaire d’un homme ordinaire, jusqu’à ce que les
enfants ordinaires de la nouvelle génération grandissent, pour
poursuivre la culture du type d’homme ordinaire, quotidien, sans aucun
espoir, sans consolation et sans perspective. Puisque ce roman était
à la mode, des centaines de milliers de personnes l’ont lu, et personne n’a remarqué
qu’il y manque justement ce besoin dont tout le genre romanesque avait
germé jadis : faire ressortir de la vie quotidienne ce qui est
extraordinaire. Pourquoi les lecteurs d’aujourd’hui
préfèrent-ils, admettent-ils ce genre de
"naturalisme" ? Pour la même raison qu’ils
préfèrent aussi la photographie à la peinture : parce
qu’elle est un miroir fiable et fidèle. Blasés du
romantisme cumulant l’intéressant
au détriment du vraisemblable,
nous sommes parvenus à l’autre extrême : nos grands
artistes travaillent à la manière des photographes, chacun de
leurs mots est précis, fiable et vraisemblable, il n’est tout
simplement pas intéressant.
*
C’est de la camera obscura de la machine à
photographier que cette nouvelle culture est partie à la conquête
du monde. Elle a apporté la lumière
du soleil condensée, pour chasser les fantômes du
passé. Une lumière solaire totale – et pourtant il
n’en est pas sorti plus que le jeu des ombres et des
lumières : pour la décomposer,
et la briser en des couleurs
consolatrices, rafraîchissantes, brillantes, plus belles et plus
authentiques que la réalité, il faudra attendre un nouveau
Phébus, photographe à venir qui réunira encore la
beauté et la réalité dans un art futur.
Pesti Napló, 31 août1932.