Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le public
Notes sur une
expérience intéressante
Il faudrait un peu de
culot pour affirmer que si j’ai accepté récemment de me
présenter, une quarantaine de soirs successifs, et au total six cents
fois, quinze fois par soirées, devant le rideau d’un cabaret
populaire, c’était volontairement et exclusivement en tant que
scaphandrier de l’âme humaine et analyseur de l’âme de
l’humanité, pour collecter des données destinées
à l’éclairage de la notion indiquée dans le titre,
en vue d’une œuvre philosophique en préparation – mais
ce que vous allez peut-être admettre, c’est que malgré ma
vanité et mon exhibitionnisme notoires, j’ai pu étudier en
autant de temps autre chose aussi que mon propre effet dans une production
mécaniquement répétée. L’unique
élément changeant dans cette répétition
mécanique, le public se présentant tout frais chaque jour, doit
commencer à intéresser à la fin même l’artiste
le plus égocentrique, le comédien, alors pensez donc un
écrivain qui dans l’intérêt de son sujet est contraint
de devenir assez distrait pour oublier lui-même ! Au demeurant, pour
rassurer mes bons amis qui, contrairement à mes ennemis, attendaient
mieux de moi et que je n’ai nullement satisfaits, je peux dire
ceci : étant donné que le public ne m’écoutait
pas, je pouvais lui parler à tort et à travers, sans me
surveiller, ce qui m’a laissé du temps pour l’étudier
ce public.)
*
Ce
qu’il faut savoir en général. Que cette chose
d’une composition différente chaque soir, qui remplit la salle,
n’est pas la somme, et pas
même le mélange de ses composants, les individus occupant les
sièges, mais un être à part fondamentalement autonome, se
manifestant dans des propriétés spécifiques et
particulières et se comportant différemment que chaque
individu : tout homme de théâtre le sait depuis longtemps, du
directeur jusqu’à l’accessoiriste et les ouvriers des
tréteaux. Mais que cet Être
soit Quelqu’un ayant un caractère
et une volonté plus forts et
plus marqués que n’importe laquelle de tes connaissances ou
n’importe qui, cela, je viens de l’apprendre. Le même
spectateur au jugement et au goût évolués et d’humeur
constante, si par hasard il regarde deux fois le même programme, la chose
agit différemment sur lui, en fonction des publics des deux soirs.
C’est toujours le spectateur individuel qui prend sur lui
l’atmosphère de la salle, et jamais l’inverse. Or cette
atmosphère est imprévisible. Il peut arriver qu’autant de
spectateurs au cœur d’or, bienveillants, compréhensifs et
admiratifs, composent le public le plus ingrat, le plus têtu et le plus
malveillant du monde, et inversement. Si quelqu’un m’interrogeait,
dès la fin ma première apparition, je savais déjà
comment était le public du jour, cela s’avère dès la
première phrase, je l’invitais ou je le renvoyais, selon que
c’était un "bon" public ou des
"Écossais", expérimentant que c’est de cela que
dépend pour chacun si la chose plaît ou si elle ne plaît pas. Des Écossais. Cette vieille
notion théâtrale (désignant un public glacial, difficile
à réchauffer) a besoin d’être révisée
dans notre jugement. Il n’est pas certain qu’un public
écossais soit une matière plus ingrate qu’un public non
écossais. Il arrive qu’un public qui rigole orageusement du
début à la fin de la représentation, quitte la salle,
dédaigneux et haussant les épaules : eh bien, quelle connerie, ce n’était
pas la peine de venir voir ça. L’écossais en revanche reste
sérieux et il affirme avoir passé une
merveilleuse soirée. Il te fixe d’un visage de bois et
d’yeux de vache, ta binette sue sang et eau pour amener la chute –
puis il entre dans ta loge pour te faire des félicitations
sincères et chaleureuses. Ce n’est pas toujours une question de
rire.
Rire,
faire rire. C’est la question cruciale. Dans le cas d’un
théâtre blagueur comme le cabaret, on considère que la
marque du succès est le nombre et l’intensité des rires,
c’est pour ainsi dire son unité de mesure. Étant
donné qu’on ne peut rire ni par politesse, ni par enthousiasme,
sauf si on y est obligé (voyez ma théorie de
"rire = résistance = torture"), cette unité
de mesure paraît fiable. Le seul problème est qu’elle ne
caractérise et ne définit pas la production, mais plutôt le
public. Dis-moi ce qui te fait rire et je te dirai qui tu es. Il était
facile pour Shakespeare d’être spirituel devant un public comprenant
à demi-mot même les paradoxes les plus fins : c’est
retourné sur l’avers qu’il s’amusait du revers. De nos
jours tu ne peux pas compter sur une aussi prompte association des
idées ; peut-être peut-on attribuer cet amollissement relatif
de l’élan d’enthousiasme à l’évolution
des moyens de transport. Le paradoxe laisse l’auditeur froid, l’ironie est devenue un genre trop
fin. Même la parodie ordinaire
est devenue trop difficile à piger ces derniers temps (le niveau
était meilleur à cet égard il y a vingt ans), le
conférencier ne peut jamais être sûr si ce n’est pas
au premier degré qu’on
comprend l’allusion ou la caricature qu’il a employée au
deuxième ou au troisième degré, en parodiant un mauvais
genre, un style ridicule, un "kitsch" grossier – il t’en
cuira si le public assimile ta propre
voix avec tes onomatopées, il te prendra pour un âne si tu
fais hi-han et pour un chien si tu aboies habilement. Il reste la blague prise au sens le plus ordinaire,
si possible convenablement prémâchée pour l’auditoire,
après avoir répété plusieurs fois la situation et
les personnages – (le mieux et le plus sûr est si les gens
connaissent la chute à l’avance), sans quoi tu risques de
t’embourber dans le nid-de-poule de "la fine idée", or
Dieu t’en garde ! L’adjectif "fin" de nos jours et
dans le monde d’aujourd’hui est pire qu’une atteinte à
l’honneur, tu peux tranquillement porter plainte pour atteinte au
crédit et diffamation contre celui qui a qualifié ta production
de "fine". Et le plus ennuyeux : même la blague, il est
interdit de la dire sur un ton sérieux comme l’exigerait le genre
– il faut blaguer en plaisantant,
accompagné de rire, autrement les gens ne perçoivent pas que tu
l’as dite pour faire rire. Masochisme,
sadisme, complexe du père. Tu peux choisir entre deux
extrêmes, les deux peuvent convenir pour te faire applaudir : mais
ne balance surtout pas entre les deux. Tu peux être sévère,
hautain, ferme, militaire – alors le public deviendra enfant, tu en feras
ce que tu voudras. Si tu as réussi à bien attraper ce ton et tu
sens que le courant est passé, tu peux devenir grossier, tu peux
l’offenser, le réprimander, même lui lancer ton bonnet de
clown à la tête, il t’en sera reconnaissant et
t’applaudira. Bien sûr, il faut de l’estomac pour ça.
Plus élégant est l’autre extrême : te montrer
intimidé, effrayé, faible et enfantin, provoquant par-là
un sentiment maternel ou paternel, en tout cas protecteur du public, les gens
t’aideront, veilleront sur toi, trouveront ton bégaiement
maladroit et ta simplesse charmants. Mais le succès des deux
méthodes prouve que dans cette masse humaine il y a effectivement
quelque chose de sublime, ce n’est pas par hasard que quelqu’un a
dit de César : il est capricieux comme un tyran, cruel et
bienveillant, lâche et résolu.
Tout
compte fait. Il n’y a pas de bon hypnotiseur, il n’y a
qu’un bon médium – en d’autres termes :
n’importe qui peut être un bon hypnotiseur, les gens
préfèrent dormir que se réveiller, à condition
d’espérer faire un beau rêve. Brillat-Savarin se targuait de
préparer une semelle de chaussure de façon si délicieuse
qu’il aurait pu la servir à la cour. Moi-même, quand je suis
de bonne humeur, j’ose assumer les deux variantes de cet agenda, avec le
même succès orageux – tout dépend de la
qualité du service, le contenu n’intéresse personne,
seulement la forme.
Moralité.
Si tu as les nerfs assez solides, tu n’es pas trop enclin à la
sensiblerie, tu ne te vexes pas et ne t’infatues pas facilement, si tu ne
veux pas utiliser le public pour mesurer ta propre valeur, mais inversement, tu
auras la liberté d’apprendre, d’observer et de voir depuis
le podium et depuis l’estrade. Si tu réussis de tuer en toi toute
vanité, tu peux aller loin dans ce métier. La rencontre de Solon
et de Darius, l’ermite et le conquérant du monde, n’était
nullement l’effet du hasard – l’unique souhait du premier que
le dernier ne lui cache pas le Soleil n’était pas plus modeste que
le désir agité de l’autre de descendre le boulet brillant
dans le ciel. Tous les deux aspiraient à l’impossible pour saisir
le possible : c’est dans cette aspiration que sont parents le bon
conférencier et le politique ambitieux.
Pesti
Napló, 18 octobre 1932.