Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
À
L’OCCASION D’UNE VÉRIFICATION DE NOS LIVRES
Et autres semblables subtilités
Car celles-là nous sont restées, grâce
à Dieu. Ces formules, expressions, conventions de politesse, telles des
sortes de formulations ci-devant, de
l’âge d’or du passé, la voix aristocratique de
l’ordre capitaliste de la production. Ou comme une technique galante de
séduction du temps des jeux pastoraux, truffée d’allusions
mythologiques.
En examinant mon courrier de la quinzaine,
et comme je me trouvais justement d’humeur poétique, à
défaut d’autre amusement j’ai traduit en pensée ces
expressions sur l’écran de projection de l’imagination.
C’est ainsi : le style désuet, non objectif, incite
immanquablement notre humour macabre à négliger le sens
caché et figuré et à prendre les mots au pied de la
lettre. Donc : que Monsieur le comte sorte de ses gonds, qu’il cache
la poussière sous le tapis, qu’il s’appuie sur sa faible
pension, qu’il prenne acte…
Il prend acte et il se rende compte
qu’« à l’occasion d’une vérification des livres de l’entreprise
susnommée il est apparu que vous n’avez pas
réglé jusqu’à présent la facture des
marchandises achetées chez nous dans le courant de l’année
passée ». Autrement
dit, on voit le patron charmant et poli, prévenant, chauffé de
noble bonne volonté, étant lui-même un homme modèle
de caractère irréprochable et parfait dans toutes ses affaires
commerciales, incapable ne serait-ce que d’imaginer un caractère
différent du sien, qui reste là méditatif au-dessus des
comptes de l’année précédente, sur le point de
tourner la page ; mais il doit s’arrêter, il se frotte les
yeux, ils étaient peut-être seulement frappés
d’éblouissement, il n’en croit pas ses yeux,
rêverait-il ou serait-il éveillé ? Il se pince, parce
que ça ne peut qu’être un mauvais rêve qu’une
facture ne soit pas honorée… Ce devrait être une erreur, le
règlement n’a peut-être pas été introduit dans
le livre, en revanche il ne peut pas soupçonner son service de
comptabilité fidèle et toujours exemplaire… C’est
cela, il n’y a pas de doute, ce n’est pas un rêve, ce Monsieur
n’a pas encore réglé sa facture… Étonnons-nous
donc, mes frères, constatons, et chantons en chœur avec
étonnement mais en tout cas sur la voix de la plus grande admiration
l’hymne des commerçants hongrois – voici un acheteur qui
n’a pas encore payé !
Étonnons-nous donc, néanmoins
n’émettons pas un jugement trop hâtif ! Il n’a
pas payé, mais pourquoi n’a-t-il pas payé ? Alors
pourquoi, mes frères, qu’en pensez-vous ? Chercherons des
causes métaphysiques, ou devrions-nous nous contenter des
méthodes de la psychanalyse ? Il faudrait certainement envoyer en
analyse la personne en question, car il doit certainement s’agir chez
elle d’une altération pathologique, mais en attendant, nous devons
en tout cas trouver une explication acceptable.
Voici donc !
« Il a probablement échappé à votre attention… »
C’est cela, chère Entreprise,
vous voyez ? Vous avez mis dans le mille. Vous auriez dû commencer
par là. Cela a probablement échappé à mon
attention, ça ne pouvait pas arriver autrement ; l’esprit est
prompt mais la chair est faible, nous sommes faillibles, notre tête
n’est pas une encyclopédie, il peut nous arriver de partir en
promenade, d’admirer le paysage, de penser à une vieille chanson
et de la fredonner, ou de discuter avec les membres de notre famille, et le mal
est fait : il a échappé à notre attention que nous
n’avons pas réglé cette facture-là ; et
voilà, que peut-on faire dans ce cas-là ? On est là,
on a honte, comme la cuisinière qui commérait au bout du couloir
avec le lait sur le feu. Non mais… Comment cela a-t-il pu échapper
à mon attention, mais vraiment ? Je suis fatigué,
exténué, je devrais partir me reposer pour quinze jours, à
Palm Beach, alors des choses de ce genre n’arriveraient pas…
Ou encore par exemple :
« Notre encaisseur a tenté sans succès le mois
dernier… »
Mais comment cela a-t-il pu arriver ?
C’est impossible ! L’encaisseur est venu dans les
règles de l’art et il a tenté. Naturellement il l’a
tenté, puisque c’est son devoir et son travail, mais
qu’est-ce qu’il a bien pu tenter ? Il a manifestement
tenté d’encaisser l’arriéré, il ne peut pas
être question d’une autre tentative, il n’aurait pas pu
tenter par exemple de transmuer ma poignée de porte en or, selon les
indications de la nouvelle physique qui détruit les atomes ; non,
il a tenté d’encaisser de l’argent et ce qui est quasiment
incroyable, au siècle présent de la technique, au brillant
âge d’or de la science expérimentale, il l’a
tenté sans succès ! J’imagine à quel point il
en a eu honte ! En rentrant il a dû donner sa démission pour
incompatibilité de fonction, parce que si quelqu’un a le mandat,
s’il s’est engagé à tenter avec succès,
celui-là ne peut pas tenter sans
succès, c’est une affaire d’honneur et d’amour-propre.
Dans le cas présent la faute incombe à l’encaisseur, et
même si personnellement je le plains de tout cœur, d’un point
de vue collectif, plus élevé, je suis moi-même d’avis
qu’il doit tirer les conséquences. C’est bien beau tout
ça, mais je me demande pourquoi ils me le font savoir à
moi ? C’est après tout une affaire personnelle de l’encaisseur, il ressort des
questions administratives de l’Entreprise, qu’ils arrangent
ça entre eux. Moi non plus, je n’ai pas l’habitude de
communiquer à la Firme si une de mes tentatives échoue. Il
n’est pas convenable de se plaindre et d’ennuyer autrui de notre
malchance.
« Dans votre propre intérêt… »
Cela aussi est très beau et
très touchant en cette époque trop matérielle, car avouons
que la réflexion matérielle s’est trop répandue
parmi les gens, cette expression « dans votre propre intérêt » nous frappe
l’oreille à la façon d’une oasis rafraîchissante,
car c’est une prérogative des oasis de nous frapper
l’oreille, ce geste généreux et soucieux avec lequel, en
risquant sa vie et son intérêt, la Firme nous écarte des
rails quand le tram arrive. Elle pense d’abord à nous, avant de
penser à elle-même, elle met plus haut notre intérêt
que le sien.
Et enfin :
« Dans le cas où sous trois jours… »
Cela a déjà une beauté
véritablement métaphysique, il nous conduit dans le monde
nébuleux des spéculations occultes, ce chiffre trois, cette
allusion cabalistique, bédouine et hindoue mais aussi hongroise de
souche (cf. : jamais deux sans trois, la valse à trois temps, trois
vœux, etc.), en rappelant la voix triple qui conduit au Nirvana, comme
l’enseigne le Pañchatantra, à savoir : 1. Atman, c’est-à-dire l’Âme, qui
souhaiterait éventuellement payer mais ne peut pas encore le
faire ; 2. Karma,
c’est-à-dire le destin, qui fait que tu payerais
éventuellement, voire effectivement, si on t’avait payé
à toi ce qu’on te devait, mais malheureusement on n’a pas
payé, et enfin 3. Brahma
lui-même, c’est-à-dire la
Vérité, le grand soulagement, la sublimation et la
transcendance, selon lesquelles tant pis, le diable l’emporte, que
voulez-vous que j’y fasse si je n’ai pas d’argent, ni le
premier jour, ni le deuxième, et vous allez rire, pas même le
troisième, ni en dessous ni au-dessus, portez plainte si vous voulez et
gagnez votre procès, emportez le piano, je l’ai d’ailleurs
toujours détesté, et par là je resterai votre très
humble serviteur et votre dévoué prêt à tout.
Pesti Napló, 22
novembre 1932.