Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CACHE-CŒUR CHAMARRÉ
Qu’est-ce que c’est que ça, je me dis ?
Les beaux jours aux couleurs hongroises seraient revenus ? Le Mouvement de
la Tulipe[1], soutien de l’industrie nationale
– je dirai même expressément la mode des tendances
populistes, un genre d’enthousiasme archaïque dans la culture
bourgeoise, comme quand ces Messieurs se mettaient à porter un dolman et
un petit chapeau rond, une badine à la main, tandis que les dames
grelottaient dans les allées de la promenade en gilet brodé et
cheveux en diadème, dans les
années 1860 et dans les années de mon enfance.
Parce que depuis le petit recoin du hall du
Grand Hôtel où j’étais installé seul, on
percevait assez bien la discussion de deux dames de Budapest à la table
voisine. J’essaie donc de tendre l’oreille quand justement
j’entends l’une dire à l’autre :
- Moi hier après-midi
j’ai réussi mes cache-cœurs,
mieux que Böske..
- Oui j’étais là,
répond l’autre, et tu en as fait deux de plus !
Cache-cœur ? Je ne tenais plus en
place, c’était plus fort que moi, je me suis approché
d’elles et je me suis présenté en bonne et due forme.
- Pardonnez-moi, belles dames,
ferventes patriotes, si je peux m’exprimer ainsi. Pardonnez mon
importunité. Je me nomme Elemér Gvadányi[2], je suis le petit-fils du
célèbre et fameux notaire du village de Peleske. Je ne peux pas
vous dire à quel point cela me chauffe le cœur qu’en arrivant
à Pestbuda, à la place de la décadence des mœurs, je
puisse m’esbaudir d’y entendre discourir non de bombances futiles
à la manière françoise ou grand bretonne, mais
j’ouïs que des dames, de belles âmes de ma patrie, y
consacrent leurs loisirs à un véritable ouvrage hongrois, comme
nos grands-mères fileuses auprès de leur quenouille. Et en tant
que fervent amateur des broderies de Kalotaszeg et des autres métiers
populaires, je me propose dès à présent d’acheter
les cache-cœurs que des mains travailleuses, les vôtres, Madame, ont
fabriqués hier après-midi, si j’ai bien compris. Je vois
devant mes yeux qu’ils doivent être des cache-cœurs chamarrés
d’une rare beauté, comme dit la chanson :
« témoin visuel de mon cache-cœur chamarré, tu
t’es souvent blotti contre mon épaule ».
J’ai dit la fin en chantant, mais les
deux gentes dames se sont tues, prétextant n’être pas trop
enclines à la musique, pas plus qu’à la conversation. En
revanche, si je pouvais trouver un quatrième, nous pourrions tout de
suite commencer une partie de bridge, et ce serait pour elles l’occasion
de me montrer comment on fait par ici « quatre cœurs
chamarrés », avec contre, petit chelem ou grand chelem
à la clé.
Bridzs Élet, 6
avril 1933.