Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CROQUE-MITAINES
Faites un plus
beau sourire
e matin, jour de mes quarante-cinq ans, je me suis offert
une heure d’oisiveté dans mon café habituel, j’ai
tout de même demandé qu’on m’apporte des
illustrés pour éviter de m’occuper de moi-même
– cela aurait été contre-indiqué. Au demeurant je
n’ai rien à reprocher au nombre quarante-cinq, mais plutôt
au numéro de l’année à laquelle mon anniversaire est
tombé ; dans mon métier j’aurais
préféré avoir le même âge cent ans plus
tôt. En ce temps on prétendait que c’était le plus
bel âge pour un homme de lettres, il était au zénith de sa
carrière, et c’est l’âge auquel elle récoltait
les plus beaux lauriers. C’était une belle année, mille
huit cent trente-trois, après les révolutions et avant les
guerres, l’intellectualité était à la mode dans tous
les domaines, dans la culture autant qu’en politique. L’Europe
avait vaincu d’un effort commun Napoléon le Grand
Méchant, "l’ennemi de l’humanité", (un peu
trituré au préalable entre les bras de l’ours russe) lequel
avait auparavant été acclamé au moins aussi solennellement
et publiquement comme Sauveur de l’Europe et Empereur de la Paix ;
en ce temps-là l’Europe revêtait le manteau blanc de
Lohengrin dans son indignation envers la violence brutale, pour veiller sur le
lit nuptial de la princesse Elsa (ou plutôt Alsace-Lorraine). Goethe
venait tout juste de mourir, et l’opinion publique employait à son
propos l’expression "citoyen du monde" ou au moins chevalier de
l’Europe, ce champion de la culture et du progrès, adversaire de
tout ce qui entravait "les lumières" romantiques et
rationnelles. L’idéal d’un homme politique ne
différait pas trop de l’idéal d’un grand savant ou
d’un grand penseur. Dans tous les cas on attendait de lui une culture
humaniste, et lui-même, s’il voulait compter pour un combattant de
la démocratie, un but transitoirement final que l’on supposait le
seul possible à cette époque-là, il ne pouvait
l’obtenir que par l’ambition d’appartenir à
l’aristocratie intellectuelle. La classe moyenne à laquelle il
devait son pouvoir ne reconnaissait en lui son maître et guide, que
s’il se déclarait l’humble serviteur des Idéaux
Humains Éternels un adepte recueilli du porteur de drapeau de ces
idéaux, de la Grandeur de l’Esprit. À cette époque
les hommes politiques fabriquaient moins de slogans dans leur barbe (d’ailleurs
ils ne portaient pas de barbe), mais ils citaient plus volontiers les
poètes et les écrivains. Au demeurant, dans leur aspect
extérieur, ils ressemblaient davantage à ces derniers
qu’à des chefs de guerre – sur leur portrait on observe
fréquemment un regard lointain, méditatif et le sourire
raffiné et intelligent de l’homme de l’esprit.
*
Je feuillette distraitement ces
illustrés, et je suis de plus en plus saisi d’une aversion
mêlée d’un sentiment comique. Sur des dessins de
couvertures, ou à l’intérieur sur des photos bien
placées dans les textes, apparaissent fréquemment les hommes
d’États à la mode du temps, célébrés
et idolâtrés chez eux : une galerie de portraits des leaders
politiques. Ils se plantent devant la caméra ou le crayon du dessinateur
les croque de face ou de profil ; ils n’aiment pas beaucoup le
profil, il révèle davantage du modèle et il est plus
difficile à tenir sous contrôle ; ces messieurs veulent voir
l’artiste ou l’artisan pendant qu’il travaille, et
vérifier s’il fait bien ressortir ce qu’ils veulent
communiquer au monde. Il n’y a pas lieu ici de plaisanter, de rire de la
conception artistique ou de l’objectivité de l’appareil de
photo ; ils s’efforcent à la même concision militaire dans
l’expression des traits de leur visage que dans la sélection de
leurs slogans, et ce qui tombe au-delà ne serait que curiosité,
lèse-majesté, et ne serait important que, brièvement et en
allemand, du point de vue d’une insolente indiscrétion juive, or
cela doit être évité. En regardant ces portraits on a le
sentiment désagréable qu’avant que le dessinateur ou le
photographe les signe, le modèle a supervisé la création,
en a retiré ou y a ajouté un ou deux traits, avant d’en
autoriser la parution.
Jusqu’à ce qu’ils se
voient tels qu’ils souhaitent se voir.
Jusqu’à ce que leur figure
paraisse suffisamment sévère et redoutable.
*
Car ces expressions sont
sévères et redoutables.
Seulement moi je ne comprends pas pourquoi,
dans quel but, au nom de quelle passion terrible, extraterrestre ou
souterraine, en faveur de quel effet terrifiant, paralysant et hypnotisant, ils
font ces têtes de croque-mitaines à faire pleurer les enfants,
courber les lèvres des nourrissons, gémir les petits chiens,
trembler les cancres et mettre en danger les pantalons des âmes
sensibles.
Pourquoi faire peur au spectateur qui
aimerait prendre tranquillement son petit-déjeuner en feuilletant ses
illustrés favoris, au point que le bout du croissant retombe de sa
bouche restée ouverte ?
Pourquoi sont-ils si
sévères ?
Qui menacent-ils ?
À qui et de quoi veulent-ils faire
peur ?
Sur la figure de l’amour-propre
militaire propre à effrayer l’ennemi extérieur et le faire
reculer, ce facies martialis,
même si c’est un formalisme un peu désuet, serait à
la rigueur à sa place. C’est dans un passé lointain que les
Hongrois guerroyant se faisaient d’affreuses balafres au visage afin de
mieux terroriser le peuple couard de Svatopluk[1]. Mais cette fureur jupitérienne sur
les sourcils de l’homme politique s’adresse aux fautes de
l’ennemi intérieur, si nous avons bien compris le message, cette
sévérité signifie qu’ils sont sous contrôle,
sous la forme d’une badine glissée dans la tige de la botte, cela
signifie aussi que l’homme politique est prêt à se servir de
l’arme qui lui est mise entre les mains, l’arme avec un avis sur le
canon : « ultima ratio regum ».
C’est terrifiant !
Et pourtant, aussi terrifiant que ce soit, à
la réflexion, ce n’est pas suffisamment terrifiant pour
légitimer ce « hou » ! Cette sinistre
tête hirsute, cet épouvantail, cet effet pétrifiant que
m’envoie Monsieur le ministre allemand des affaires religieuses et
éducatives avec son regard terrorisant qui me perce entre les deux yeux sur
la feuille du journal. Si, en me détachant de l’effet
menaçant de ce regard, je savais trouver le mot convenable, je crois que
je dirais brièvement et simplement : et puis après ?
Et puis après ? Vous avez
quelques centaines de milliers de fusils, quelques milliers de canons, quelques
centaines d’avions, quelques sections d’assaut.
Et puis après ?
Gengis Khan avait lui aussi quelques
sections d’assaut. Probablement un peu plus, si l’on en croit les
données historiques selon lesquelles il tenait déjà la
moitié de l’Asie dans ses griffes lorsque l’Europe
s’est ébranlée, mais il ne lui a pas lancé à
la tête une feuille de chou aussi lamentable. Les médailles
habillent le triste Mongol d’une tête méditative et
sérieuse, comme s’il était davantage
préoccupé par la grande pensée orientale, la
reconnaissance de la fugitivité des choses, que par l’ambition
d’un Alexandre le Grand dans ses moments d’envahissement du monde.
Mais, de toute façon, pourquoi un
homme politique civil, voire socialiste, doit absolument produire un visage
militaire à une époque où même les vrais soldats
n’affichent plus les lèvres étroitement serrées et
les sourcils froncés de l’héritage
napoléonien ? Pourquoi Hitler et Goebbels veulent-ils nous
imprégner d’une expression plus militaire que celle qui assombrissait
le visage d’un vrai soldat, le doux et bienveillant Hindenburg,
derrière les doubles pointes de lances de ses moustaches au
garde-à-vous ?
*
S’il vous plaît, Messieurs,
faites un plus beau sourire !
Ce pouvoir peut être grand – la
relation contractuelle entre un État et le chef de l’État
ne peut jamais devenir dangereuse aux parties contractantes au point
qu’une des parties devienne si terrifiante et l’autre ait si peur
– l’une des deux risque d’éclater de rire à la
fin, et cela mettrait l’autre dans une situation passablement
désagréable devant le public. En visage d’homme politique
mon idéal n’est pas Roosevelt montrant ses trente-deux dents et en
visage militaire ce n’est pas Eugène de Savoie aux nattes
poudrées avec son sourire de jeune fille (même si les deux sont
excellents, chacun dans son métier) – mais il serait
peut-être possible de trouver un moyen terme.
J’ai quarante-cinq ans, Messieurs.
À cet âge on commence à
comprendre que nous arrivons à vivoter tant bien que mal, aussi bien
sans armes et sans canons… Ces objets-là ne nous fascinent plus
autant qu’au temps où le courage juvénile et
l’instinct vital de l’enfant voyaient en eux l’unique
possibilité de la mort.
J’ai quarante-cinq ans. Laissons
là les croque-mitaines, Messieurs. Ils ne me font plus peur.
Pesti
Napló, 25 juin 1933.