Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Soliloque avec Tomi
Et
l’espoir qu’un jour il deviendra dialogue
Mon chien Tomi, tu t’es allongé au
pied du mur, veillant d’un œil sur moi et sur les mouches, tu as
chaud. Peut-être que c’est le mois du petit chien pour moi
aussi ; le prince Canicule dicte ce que je te dis, sur le papier
corné que tu fixes d’un air soupçonneux. Tu n’es pas
un bon sujet, Tomi, tu ne me viendrais normalement même pas à
l’esprit, mais depuis le début du siècle tu es trop devenu
à la mode, n’importe qui s’occupe de toi depuis que Jack
London t’a redécouvert pour te ressortir du débarras des
paraboles d’Ésope ou de La Fontaine, et pour essayer
après tant de siècles de tirer de toi quelque chose
d’original : pour te dessiner sui
generis, avec des traits devinés de ton propre caractère.
London a fait de toi un héros de roman, qui plus est avec les moyens
modernes de la psychanalyse, et même si toi, étant
analphabète, as manqué de reconnaître la justesse de cette
méthode, celle-ci était tout de même plus fiable que les
anciennes, car au moins elle ne t’a pas confiné en simple
métaphore pour louanger nos congénères ou en
médire. Depuis on parle souvent de toi, aussi bien au sens propre
qu’au figuré. Le romantisme canin a été suivi de
l’élevage des chiens à grande échelle (j’ai
déjà démontré un jour qu’il n’en va pas
différemment chez nous, les hommes : les grands courants
romantiques, humanistes et spirituels sont généralement suivis
d’une augmentation de la population), la variété et le
niveau des revues canines augmente sensiblement, et en ce qui concerne les
genres littéraires, depuis les anecdotes jusqu’aux romans
sérieux sur les chiens, la connaissance en matière de chiens
devient une des conditions de la culture générale. La science prend
part à cette compétition, même si ce n’est pas
forcément d’une manière souhaitable pour toi : depuis
les célèbres expériences de Pavlov sur les chiens nos
chances de déduire l’âme humaine de l’âme canine
deviennent passablement sérieuses ; dans les sciences, de
même qu’autrefois c’est par la dissection animale que nous
sommes parvenus à une meilleure connaissance du corps humain.
*
Ce que je voulais dire par là, mon
chien Tomi, c’est que si un jour je me décidais à
t’écouter avec sérieux, à t’étudier et
à te comprendre, on ne manquerait pas de sources littéraires.
Et pourtant, dès le premier instant
où j’envisage une telle possibilité, d’une
manière inexplicable monte en moi une solide opposition
intérieure. J’ai l’impression que pour que cela vaille la peine
d’entreprendre une telle étude, il faudrait d’abord rejeter
et oublier tout ce que j’ai toujours su, entendu ou lu sur les chiens
– le chemin sur lequel je me dirigerais vers toi, mon chien Tomi, serait
modeste et étroit et non une route largement pratiquée – je
ferais davantage confiance à notre instinct à tous les deux pour
nous y rencontrer, que là où des panneaux et des flèches
indiquent la direction.
J’oublierais Brehm et Jack London, et
en réalité même Phaïdros et
le charmant et spirituel français Paul Renard avec sa zoologie impressionniste
en trois phrases, et aussi Maeterlinck, si précis comme un bon
germanique qui dans son excès de zèle a cru son maquignon qui
prétendait que son cheval extrayait les racines carrées et
élevait les nombres à la puissance n, malheureusement
il avait oublié les opérations simples.
Et, après m’être
libéré des préjugés, je devrais encore oublier
moi-même, pour me confier à ce fil très fin et d’une
apparence insignifiante, presque invisible, qui nous lie l’un à
l’autre, mon chien Tomi – ce simple fait que le savant
préfère dénier et l’artiste moderne
préfère honteusement négliger : nous nous
connaissons, et l’affection nous attache.
De ton côté cette affection
– soit parce que tu es plus passionné et plus sentimental que moi,
soit parce que c’est la seule forme de contact que tu trouves avec moi
– entraîne des explosions orageuses, tu sautes et halètes
violemment, tu deviens comme fou quand nous nous retrouvons après une
plus longue absence, tu te jettes sur moi, tu tournes autour de ton axe, tu
manifestes l’envie de m’étreindre mais tu te désoles
d’être dépourvu de bras humains.
De mon côté, quand je te
prends sur mes genoux, je te gratte la tête, je te tiraille les oreilles,
j’enfonce mon poing dans ta gorge, je joue avec toi comme avec un enfant,
je ressens le même picotement agréable, le même titillement
délicieux, que la vue et le toucher des charmes et gentillesses de la
vie provoque dans les êtres vivants.
Mais ce sont des choses corporelles.
D’autres contacts existent
également entre nous.
*
Lorsque tu paresses au pied du mur,
endormi, à plat ventre, tout doucement je murmure ton nom, comme pour
moi-même, sans me retourner et en continuant d’écrire, tout
en te guettant d’un œil.
Tu ne bouges pas, tu balaies une fois le
sol de ta queue à franges.
Je recommence plusieurs fois
l’expérience. Toujours avec la même douceur. C’est
toujours avec le même modeste petit frétillement de la queue que
tu signales avoir pris acte de ce doux « Tomi », que tu
le distingues parmi tous les bruits qui caquettent, criaillent, cacardent,
grouinent, meuglent autour de nous dans la cour, mon appel qui
t’était spécialement adressé.
Si je te traduis en un geste de la main,
c’est équivalent à l’expression des
sourds-muets : oui, oui, je suis là.
Ou une autre périphrase : je
fais mon petit somme, tu es là, tout près, tu travailles, je suis
très heureux que nous nous aimions.
Ensuite la queue s’apaise, me
signalant qu’elle n’a pas pris mon doux appel pour autre chose que
l’assurance de ma sympathie.
Alors je le dis un peu plus fort :
Tomi !
Cette fois tu remues ta queue avec
vivacité et excitation, et tu lèves même la tête.
Comme pour me demander : Qu’y a-t-il ? Que s’est-il
passé ? Tu veux quelque chose ?
Si je ne réponds pas, tu te
recouches. Mais là, je prononce ton nom brièvement, avec plus de
fermeté, avec une intonation finale, comme dans l’armée
quand on appelle quelqu’un : tu sursautes et tu viens à mon
pied le cou tendu, tu suis le regard de mes yeux et tu attends que
j’exprime mon souhait.
*
Je n’ai cité que ce petit
exemple, sans énumérer les preuves mille fois
rabâchées, toutes les phrases que les chiens comprennent ; ce
n’est pas mon sujet.
Ce qui m’intéresse cette fois
c’est la façon dont tu distingues les sens précis des
différentes intonations d’un même mot, avant même que
je ne voie clairement leur importance : c’est ton attitude qui
m’apprend la signification de ces intonations. Personne ne te les a
"enseignées" – tu les as observées et comprises.
L’apparente pauvreté du
vocabulaire chinois est compensée par la richesse de sens que donnent
les différentes intonations du même vocable prononcé.
C’est l’oreille et le ton raffinés
des Chinois qui différencie la langue, et personne ne prétendrait
y voir un niveau inférieur de l’évolution du langage.
Eh bien, qu’est-ce que cela donnerait
si un jour quelqu’un, par des mesures fines, captait les degrés
qualitatifs et quantitatifs du frétillement de la queue d’un
chien ; si avec la même passion, dans la fraternité de
l’obstination des fous et de la noble curiosité des explorateurs,
il observait les phénomènes accompagnant ce geste
jusqu’à parvenir à déchiffrer l’alphabet du
langage de la queue du chien ?
*
Celui qui veut enseigner, doit
d’abord se familiariser avec la langue de
l’élève : c’est la première condition. Ce
n’est qu’après que l’élève peut bien le
comprendre.
Il n’est nullement impossible
qu’un jour nous sachions parler avec les animaux, dans notre propre
langage humain.
Mais cela ne marchera pas par la force.
On peut contraindre le choucas ou le
perroquet à prononcer des mots humains : cela ne deviendra jamais
une conversation. Il y manque la condition de base et l’objectif de toute
conversation : apprendre quelque chose l’un de l’autre, que l’on
ne saurait pas sans cela. Mais que raconte de lui-même un
perroquet ?
Seul l’oubli de nous-mêmes peut
nous y aider. Nous devons croire, très sérieusement, ce à
quoi nous sommes forcés de conclure : que les animaux parlent bel
et bien – entre eux et parfois (le chien par exemple) avec nous. Ils
parlent de la voix et du geste, avec des sonorités et des bruits.
Tu viens de sursauter, Tomi, tu as couru
à la porte du jardin : tu m’y attends, tu jappes
d’impatience, tu couines, tu lèves la patte, tu grognes, tu
aboies : il te faut au moins cent mots pour dire ce que j’exprime
brièvement ainsi : Ouvre la porte, s’il te plaît.
*
Les voici, ils vivent autour de nous depuis
des millénaires avec une quantité de choses à dire ;
et nous guettons des signes venus de Mars.
Viendra un nouveau Champollion qui
déchiffrera les hiéroglyphes, au moins ceux des animaux
domestiques : des symboles constants, sans équivoque.
À la fin du siècle dernier
nous avons été témoins, nous avons vu comment un chercheur
nommé Sigmund Freud a déchiffré au moins quelques lettres du
système symbolique compliqué avec lequel l’animal ancestral
qui se cache en nous s’efforce de se faire comprendre par
l’Intelligence Humaine qui a grimpé au-dessus de lui. Pourquoi ne
pourrions-nous donc pas espérer qu’un jour quelqu’un
parviendra à déchiffrer le langage de nos frères animaux
ou même végétaux, vivant dans le monde
extérieur ?
Quel temps excitant cela va être
quand, les uns après les autres, ils nous videront leur sac, ce
qu’ils dissimulent depuis des millénaires.
*
Mais pour cela nous aurons besoin de
dévoiler ouvertement l’attirance que la dialectique
chrétienne nomme d’un terme plutôt dépassé
"amour", que Saint François d’Assise
considérait comme l’unique clé de la compréhension.
Il paraît qu’il a parlé
aux oiseaux et aux poissons.
Pesti
Napló, 13 août 1933.