Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Acrobate et reporter
(Vécu
et souvenir)
En face du Palais New York, à
côté de la statue de Rákosi, des personnes
s’arrêtent et regardent bouche bée vers le haut. Aucun
vrombissement d’avion, c’est autre chose qui les intrigue par cette
chaleur étouffante.
À la pointe de la svelte
flèche du Palais New York, sous les ailes du touroul[1] accroupi sur une boule d’or (un des
points les plus hauts de Pest, au niveau d’un vingtième
étage) deux ouvriers travaillent, ils prennent appui à un parapet
large de quelques centimètres, sur la pointe des pieds, penchés
en arrière dans le vide, ils se tiennent avec leurs mains à un
barreau d’une échelle hissée vers le ciel.
L’échelle tremble, le touroul
lui-même semble avoir le vertige, il bat presque des ailes.
L’échelle bouge sous le poids d’un des ouvriers, il doit
lâcher le parapet du pied, il enjambe la profondeur, il a tout juste le
temps d’attraper un barreau, d’y poser le talon, puis de ramener
l’autre jambe – c’est un pur hasard qu’il ait
réussi, le voilà suspendu à l’échelle, il
essuie avec sa main la sueur de son front, pour cela il doit repousser son
béret – non par peur, mais à cause de la chaleur, une
chaleur de quarante degrés rayonne du capuchon métallique qui
étincelle sombrement.
*
Personne n’applaudit, la rumeur de la
grande ville n’est suspendue aucun instant, à la différence
de l’exploit emblématique des acrobates du cirque – dans
l’air qui vibre de chaleur les autobus passent en sifflant, les voitures
brinquebalent, une moto caracole bêtement et insolemment. Une dame dans
le groupe des badauds a mal au cœur, elle pâlit, se détourne,
ne peut plus regarder la scène. Certains hochent la tête et
reprennent leur chemin.
Tout est une question de
présentation.
Là-haut ce ne sont pas des
trapézistes, aucune affiche de cirque ne vante ce spectacle casse-cou,
ils ne sont pas adhérents de l’union des acrobates, ils
n’ont pas en poche un contrat pour une tournée européenne.
Ce sont des ouvriers journaliers, probablement y avait-il quelque chose
à réparer sur cette flèche, la boule à lustrer, une
pièce à consolider que le vent risquait d’emporter –
peu importe, que ce soit dans un canal ou au sommet de la Tour Eiffel, la paye
est la même.
*
Assez médité, me suis-je dit,
vite mon carnet, ce n’est pas le moment de rêvasser, à
chacun son métier. Il faudrait prendre des photos, encore que
d’ici, en bas…
Quelqu’un devrait grimper sur le
toit, prendre des prises de vues à vol d’oiseau, par le haut,
comme les oiseaux voient la ville. Parler aux ouvriers, leur demander leur nom,
s’ils ont une famille, si leur mère vit toujours, si elle les a
déjà vus faire ce genre de travail. Ce qu’ils ressentent
là-haut, s’ils ont l’habitude ou si chaque fois ils doivent
de nouveau vaincre le gémissement du vertige.
*
Je prends une minute pour penser,
méditer, pour incliner la tête devant un visage fugitif, qui
réapparaît pâlement dans le brouillard du passé.
Comme s’il se tenait près de
moi avec ses bras paralysés qui pendent, avec sa tête
d’oiseau perdue dans la minerve, son corps d’enfant de vingt kilos,
Armand Szamosi, il sourit pudiquement, se penche
près de mon oreille pour que j’entende son chuchotement :
« Ami, sors une cigarette de la poche de mon gilet et mets-la dans
ma bouche – comme ça, merci. Que regardes-tu ? Cet
ouvrier ? C’est intéressant, n’est-ce pas ? Quel
bon sujet ! J’ai exécuté un jour le même exercice,
le six juillet mille neuf cent six, j’ai grimpé sur le touroul et j’ai publié un reportage sous le
titre : j’ai travaillé comme peintre en bâtiment sur la
flèche du New York. »
En effet, il était l’inventeur
de ce genre, Armand Szamosi, le premier authentique
reporter de style américain à Budapest, qui a tout fait
personnellement avant de l’écrire, il voulait servir une image
fidèle et vécue à ses lecteurs – il a fait le
mendiant, il s’est fait arrêter comme cambrioleur, il a
passé des nuits à la maison d’arrêt, il a plongé sous une cloche dans le
Danube pour mieux rendre compte de la construction du pont Élisabeth,
à la première personne.
Maintenant il repose. Le jour du jugement
dernier il remettra son papier à Saint-Pierre :
« J’ai été mort pendant cent mille ans au
cimetière de Kerepes », c’est
ce qu’il a écrit pour le Reportage
Céleste.
Az Est, 18 août 1933.