Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

État et patrie

Theodor Lessing[1] et Heinrich Mann

Le 1er septembre 1933.

59a-Etat et Patrie lnutile de gaspiller la force des sentiments et des passions sur ces questions. Il s’agit de notions, jetons-les dans le mécanisme fonctionnel de la raison, ou installons-les debout sur l’échiquier de la dialectique, tel un problème à solution unique, nous obtiendrons le même résultat et la réalité expérimentée n’y change que très peu.

Du point de vue de l’éclaircissement de ces notions, actuellement c’est l’Allemagne qui offre le terrain le plus propice. Le penseur l’observe quasiment avec plaisir, comme le médecin qui établit un diagnostic d’une pureté classique : la méthode des preuves ad absurdum peut être mise en œuvre avec la précision des expériences, et la perspective de l’accomplissement de prédictions faciles à avancer ne fait que croître, il est facile de prévoir qu’un immeuble que l’on a commencé à construire par sa pointe finira par s’écrouler.

 

*

Heinrich Mann, frère du grand Thomas, stigmatisé comme écrivain antipatriotique a été officiellement déchu de sa nationalité, Theodor Lessing, le philosophe, non officiellement et peut-être pas même intentionnellement, mais dont les idées ont inspiré son assassin, a été exécuté comme traître à la patrie, par la même Volonté d’État qui à l’heure actuelle gouverne l’Allemagne. Lessing, dit-on, s’était déjà résigné de son vivant à cette sentence, ayant abandonné la lutte pour convaincre ses juges. Heinrich Mann en revanche, grâce à Dieu, a fait de son affaire privée une question de principe et s’il peut, il la remettra à une institution s’appelant autorité supérieure, en partant de l’argument juste qu’à l’audience ce ne sont pas les juges qu’il faut convaincre, mais l’auditoire. Ce public est cette fois "la patrie des peuples", le Monde entier lui-même.

L’audience, si elle a lieu, promet d’être intéressante.

 

*

Viendra à l’ordre du jour la question que feu Lajos Pósa, dans son style si simple, avait posée ainsi : savez-vous ce qu’est la patrie ?

Évidemment je le sais, répondra le poète, moi qui représente d’elle sa part qui fait une patrie de la nation et de la culture. Cette nation a déjà eu des moments de clarté, quand elle voyait incorporée la notion de patrie justement en moi, champion du patrimoine le plus national, le mot et la pensée. Elle me considérait comme son maître et son chef, tellement il lui était évident que je représente la patrie, au point qu’elle tolérait dans ma bouche les réprimandes et les leçons qu’elle n’aurait tolérées de la part d’aucun pouvoir officiel. Ce qu’est la patrie, ne me le demandez pas, mes juges : selon la jurisprudence je me laisse auditionner tout au plus à titre d’expert, qui vous aidera à l’apprendre.

Et l’État (selon le sens qu’on lui donne de nos jours) va taper sur la table, rappellera le poète à l’ordre et le menacera de le priver de la parole. Et le grand procès de possession et débat d’appartenance est lancé devant le tribunal du Juge suprême, la Raison : qui représenterait donc la patrie ? Sera-ce l’État à qui on a confié l’établissement d’une constitution valable pour des siècles, dans l’intérêt de la patrie, ou bien un individu solitaire, poussière mortelle et faillible de la Grande Communauté ? Convient-il de le sacrifier sans hésiter s’il met en danger l’existence des petits-fils tardifs de l’Unité Millénaire ?

 

*

Le poète hausse les épaules. Par bonheur il peut travailler avec des notions claires : entre les deux accusés lui, il peut se référer, en plus de la patrie, aussi à la nation, il en fait partie par le biais de ses ancêtres, mieux encore que l’autre, l’assassiné. Nous pouvons de cette façon même évacuer la question raciale. Il reste l’importance de "l’individu", face à la "société". Oui, il n’est qu’un homme, rien de plus : sa vie prévue pour soixante ou soixante-dix ans paraît insignifiante dans l’histoire plusieurs fois millénaire d’une nation. Mais de quel droit l’État s’identifie-t-il à la Nation, comme un compagnon spirituel immortel au-dessus de l’horizon de l’individu misérable ? Il n’existe pas aujourd’hui en Europe un seul quinquagénaire qui n’aurait survécu à la vie d’au moins cinq régimes politiques et constitutions, dans sa propre patrie. Et même si ces constitutions n’avaient pas été les représentantes de conceptions les plus contradictoires les unes des autres justement dans la notion de "patrie" (mais elles l’étaient), le simple fait que leur durée de vie, on l’a vu, n’a été qu’à peu près un cinquième de la durée de vie d’un individu misérable, montre qu’elles sont des organismes inférieurs, plus incertains et moins fiables que l’individu. Chaque constitution s’était installée comme si elle voulait lui non seulement survivre, mais même à ses petits-enfants et arrière-petits enfants, or à la fin il s’est avéré que ses propres défauts la rendaient inapte à réaliser un programme pas plus grand que, par exemple dans la vie d’un homme, l’orientation professionnelle ou la découverte de son environnement. Par conséquent je n’ai pas besoin d’autre titre que ce titre temporel pour réfuter l’accusation de traîtrise à la patrie ou même d’antipatriotisme, quand je reconnais que j’ai été irrespectueux envers l’État, je l’ai critiqué et jugé. C’est simplement au titre du droit d’aînesse que je me suis permis ce jugement – parce que c’est moi qui suis plus âgé et plus expérimenté, et quand il s’agit de respect, c’est le plus jeune qui doit respecter le plus vieux, l’État doit respecter le poète, et non l’inverse.

Dans l’intérêt de la patrie.

 

*

Parce que pour quelle autre raison ai-je critiqué et jugé l’État que celle pour laquelle il ose m’excommunier – au nom des intérêts de la patrie ? Moi j’ai déjà prouvé que je sais faire du travail utile dans mon modeste domaine, utile à la patrie et à la nation, une valeur et une force et une arme dans la compétition naturelle et utile des nations. Mais cet État âgé de quelques mois, avec quoi a-t-il prouvé qu’il pouvait obtenir des résultats aussi grands dans son domaine immodeste à lui ? Avec rien pour le moment, sinon des promesses éblouissantes. Mon patriotisme est déjà une évidence, étayé par le travail d’une vie, j’ai le droit de soupçonner, critiquer, vérifier, donner des leçons, et même d’entraver l’État (si je vois qu’il prend des chemins erronés), l’État dont le patriotisme dans le meilleur cas n’est que bonne foi  et bonne volonté enthousiaste, au milieu d’illusions bariolées, peintes sur les nuages d’un avenir incertain.

 

*

Jeunesse pleine d’illusions, homme d’État plein d’illusions, que tu sois dictateur ou gardien constitutionnel de l’Ordre Établi et de la loi – ne m’apprends pas comment il faut aimer la patrie, essaye plutôt de me prendre en exemple.

Réfléchis un peu, tu te rendras très vite compte à quel point l’accusation est ridicule.

Je suis un artiste. Te souviens-tu encore de la formule ancienne (cela n’a jamais compté pour une traîtrise à la patrie), selon laquelle la patrie d’un artiste est le monde entier ?

Cela est juste. En tant qu’artiste, je suis volontiers accueilli partout – et si j’ai tout de même vécu ici, je voulais et je veux vivre ici, même dans les jours difficiles d’être en guerre contre toi : en tires-tu vraiment la conclusion que moi j’ai plus besoin de ma patrie que ma patrie a besoin de moi ?

Je pourrais être un chevalier distingué d’une constitution internationale, tels les anciens maçons que l’Église prévoyante avait placés sous la protection d’une loi spéciale au-dessus de l’État, pour qu’ils puissent construire leurs cathédrales sans être dérangés.

Si je m’attache pourtant à ma patrie – est-ce que je ne le fais pas pour la veiller et mieux la protéger ?

Même contre toi, s’il le faut.

 

Pesti Napló, 2 septembre 1933.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Theodor Lessing (1872-1933). Philosophe juif allemand. Le 30 août 1933, en fin de soirée, il est assassiné par des Allemands des Sudètes, sympathisants nazis, dans la villa où il habite.