Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE GROS LOT
L’au-delà
sur Terre
e gros lot a été tiré – on ignore
qui est le gagnant, personne n’aime s’en vanter dans notre monde
averti, qui commence à comprendre le sens de la propriété
privée, conscient que la Fortune doit rester cachée.
J’espère que là où on en a besoin, le calcul de
probabilités est à cet égard, grâce à Dieu,
rassurant. Je souhaite par la présente bonne chance au gagnant inconnu
(que peut-on faire d’autre ?), j’espère qu’il a
été suffisamment intelligent pour ne divulguer son numéro
à personne et qu’il a su se maîtriser aussi lorsque dans les
chiffres imprimés en gros du grand prix de trois cent mille en
tête de liste il a reconnu, le cœur palpitant, les mêmes
chiffres dans le même ordre qui figuraient sur le petit bout de papier
rangé dans son portefeuille – les chiffres qu’il connaissait
d’ailleurs par cœur, il les avait mille fois chuchotés dans
sa solitude aux heures de désespoir, en reculant du parapet du pont, du
tuyau du gaz, de la fenêtre de l’étage : il les a
chuchotés, avec recueillement, foi et humilité, comme dans les
siècles religieux le rescapé de jadis chuchotait le nom du
nouveau dieu, le Numéro à cinq Chiffres, l’unique qui
pouvait encore l’aider. Te deum et gratitude au sage État qui a
inventé cette dernière planche d’espérance, ce
miracle, la loterie, et qui permet tous les six mois à plusieurs
centaines d’âmes de profiter un temps de la grâce de la
confiance dans le monde – oui, c’est moi qui vous le dis, il est
fort possible que le chroniqueur d’histoire des religions
commémore un jour dans l’avenir cette institution comme le dernier
mouvement religieux de l’Europe avant de sombrer.
Je ne retire ni le mot religion, ni celui
d’au-delà, et je ne cherche pas d’excuse dans la
liberté d’exagération du poète. Ce que je dis
n’est ni poésie ni exagération, veuillez le prendre au pied
de la lettre. L’époque où nous vivons est, du point de vue
de l’histoire des religions, expressément idolâtre, comme il
se doit aux époques des civilisations en voie
d’écroulement. Si notre époque fait de l’argent son
dieu principal par nécessité ou par bêtise, laissons-en
débattre les deux nouveaux héros des disputes
théologiques, le riche curé et le pauvre économiste
– nous, malheureux croyants, ne pouvons que constater les faits, et ceci
pas même avec notre cerveau et notre cœur, mais à nos
dépens. Il s’agit bien de religion, car désormais nous
sommes incapables d’éprouver du recueillement sinon en présence
de l’Idole, si nous croyons découvrir de la miséricorde
dans son regard de marbre ; et ce ne sont que ses sourcils froncés,
son visage qui se détourne, qui représentent pour nous la crainte
de l’enfer et l’anéantissement. Le plaisir
métaphysique, la souffrance métaphysique, que l’on pourrait
comparer à ces deux diagnostics extrêmes de la vie pleine et de la
mort pleine, beaucoup d’argent ou pas d’argent, n’existent
pas. Ne nous berçons pas d’illusions. Le mot "foi"
n’a plus guère d’autre sens pratique que dans le mot
"fortune", et la considération de cette dernière notion
s’est projetée du sujet
à l’objet. Ce n’est pas la foi qui assure le salut, mais
c’est la fortune – ce n’est pas la foi qui me rend heureux,
mais qu’on ait foi en moi, car celui en qui on a foi a du crédit,
et à celui qui a du crédit on prête de l’argent, ses
affaires prospèrent, ici comme dans l’au-delà, sa part se
nomme Bien-Être Matériel, et pour y parvenir, comme le clamait
l’ancienne morale, seuls les bons pouvaient espérer. Seuls les
bons, mais pas au sens original de la bonté, comme un homme bon, un
cœur bon, une âme bonne, un homme de bonne volonté, mais dans
le langage du commerce, quelque chose comme : il est bon pour le montant
dont on va lui faire crédit.
*
Et c’est ainsi, après un petit
détour, que nous sommes redevenus croyants.
La devise était au
début : je crois, donc je suis.
Puis, pour un peu de temps : je pense,
donc je suis.
Et maintenant, définitivement :
j’ai du crédit, donc je suis.
Ou plus simplement : j’ai de
l’argent, donc je suis.
Mets-toi la main sur le cœur –
n’est-ce pas cela que tu as ressenti, heureux gagnant, inconnu
envié, lorsque ton dieu personnel, le Numéro à Cinq
Chiffres est apparu devant toi dans le buisson-ardent, en gros
caractères dans une liste gagnante ? À supposer qu’il
restât en moi, misérable vermine, une seule étincelle de la
vallée de larmes de l’impécuniosité du poète,
cela me distinguerait des autres uniquement en ce que je ne t’envie pas
seulement pour ton argent, mais aussi pour ton vécu extraterrestre,
auquel à part toi, seuls les saints médiévaux avaient
droit à l’instant de la Révélation, comme ils le
rapportent dans leur aveu. Car je ne peux pas l’imaginer autrement :
tu devais éprouver la révélation ; le Numéro
à Cinq Chiffres apparut auréolé et souriant sur le tapis
de nuages, trompettes dans ton oreille, colombe du Graal battant des ailes
au-dessus de ta tête, te conviant au château du Mont Salvateur, au
sommet de la montagne, où les factures d’électricité
et les loyers impayés sont inconnus, où ne s’entendent pas
les mesquineries des bureaucrates, car ce château se trouve être le
Rêve et l’Au-delà dont parle Hamlet dans son
célèbre monologue. Et le Numéro à Cinq Chiffres
tendait vers toi ses vrilles paternelles : celui-ci est mon fils
bien-aimé, t’a-t-il dit, qui fait ma joie et moi, dieu du Gros
Lot, gouverneur de ce monde, qui suis la Voie, la Vérité, la Vie
en ce début du vingtième siècle, j’annonce
maintenant le salut – ta foi, mon enfant, ta foi dans le gain, ta foi
t’a préservé, et maintenant je déclare que tu
resteras avec moi dans un bonheur qui durera jusqu’à la mort, dans
une félicité éternelle – lève-toi,
suis-moi !
Mon imagination peut suivre
l’ascension du Saint Gagnant jusqu’à cet instant seulement,
ensuite le tapis de nuages se referme sur lui et nous, relevant nos têtes
un instant de la misère terrestre des rappels d’avocats, des
factures de blanchisserie et des lettres de licenciement, nous prenons
congé en méditant sur notre congénère qui nous a
quittés et qui est passé dans une plus belle patrie. Nous
n’entendrons plus parler de lui – des messages ne nous parviennent
plus de l’au-delà des Situations Consolidées, là-bas
on nous oublie, là-bas on ne comprend plus qu’on puisse vivre
ici-bas, et si tu rencontrais par hasard un jour le fantôme du feu
congénère de naguère sur la promenade de la rue Váci, à l’entrée d’un
théâtre ou au bureau des impôts que ta vie durant tu
fréquentes de tes supplications – ce fantôme filera à
tes côtés, te lancera de sa main un geste dédaigneux
d’indifférence infinie : tiens, salut, dira le fantôme,
ça fait longtemps, que deviens-tu ? Et ta femme ? Bon, je suis
pressé – ce tacot-là tu veux dire ? Je l’ai
acheté hier, j’ignore encore s’il me donnera satisfaction,
bon, salut, à bientôt…
Et déjà l’emporte le
char de feu six cylindres du prophète Élie.
*
Et pour terminer tout de même la
vision et le rapport sur le Gagnant par un prêche – que devrais-je
dire à l’assemblée recueillie des fidèles, à
ceux qui n’ont pas gagné ?
De quel miracle pourrais-je leur
parler ?
Devrais-je leur évoquer une fois de plus
mes arguments blasphématoires que j’ai déjà
criés plusieurs fois de ma chaire solitaire,
dans les minutes de la révolte, oubliant l’omniprésence du
Dieu Argent – oubliant que la vie est un miracle ici aussi, que le gros
lot est le Soleil, près de nous, et l’occasion rare c’est
que nous soyons au monde !
J’ai suffisamment été
puni pour cela par Dieu Argent, qui a retiré de moi sa main – et
l’Assemblée, horrifiée, a fui ma chaire.
Je ne le clame plus. J’abjure mes
enseignements hérétiques.
Dieu est un : et la
Société Nationale des Jeux est son prophète.
Achetez des billets de loterie, mes
fidèles !
- Vous gagnerez.
Pesti
Napló, 24 septembre 1933.