Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE GROS LOT

L’au-delà sur Terre

64-Le gros lot le gros lot a été tiré – on ignore qui est le gagnant, personne n’aime s’en vanter dans notre monde averti, qui commence à comprendre le sens de la propriété privée, conscient que la Fortune doit rester cachée. J’espère que là où on en a besoin, le calcul de probabilités est à cet égard, grâce à Dieu, rassurant. Je souhaite par la présente bonne chance au gagnant inconnu (que peut-on faire d’autre ?), j’espère qu’il a été suffisamment intelligent pour ne divulguer son numéro à personne et qu’il a su se maîtriser aussi lorsque dans les chiffres imprimés en gros du grand prix de trois cent mille en tête de liste il a reconnu, le cœur palpitant, les mêmes chiffres dans le même ordre qui figuraient sur le petit bout de papier rangé dans son portefeuille – les chiffres qu’il connaissait d’ailleurs par cœur, il les avait mille fois chuchotés dans sa solitude aux heures de désespoir, en reculant du parapet du pont, du tuyau du gaz, de la fenêtre de l’étage : il les a chuchotés, avec recueillement, foi et humilité, comme dans les siècles religieux le rescapé de jadis chuchotait le nom du nouveau dieu, le Numéro à cinq Chiffres, l’unique qui pouvait encore l’aider. Te deum et gratitude au sage État qui a inventé cette dernière planche d’espérance, ce miracle, la loterie, et qui permet tous les six mois à plusieurs centaines d’âmes de profiter un temps de la grâce de la confiance dans le monde – oui, c’est moi qui vous le dis, il est fort possible que le chroniqueur d’histoire des religions commémore un jour dans l’avenir cette institution comme le dernier mouvement religieux de l’Europe avant de sombrer.

Je ne retire ni le mot religion, ni celui d’au-delà, et je ne cherche pas d’excuse dans la liberté d’exagération du poète. Ce que je dis n’est ni poésie ni exagération, veuillez le prendre au pied de la lettre. L’époque où nous vivons est, du point de vue de l’histoire des religions, expressément idolâtre, comme il se doit aux époques des civilisations en voie d’écroulement. Si notre époque fait de l’argent son dieu principal par nécessité ou par bêtise, laissons-en débattre les deux nouveaux héros des disputes théologiques, le riche curé et le pauvre économiste – nous, malheureux croyants, ne pouvons que constater les faits, et ceci pas même avec notre cerveau et notre cœur, mais à nos dépens. Il s’agit bien de religion, car désormais nous sommes incapables d’éprouver du recueillement sinon en présence de l’Idole, si nous croyons découvrir de la miséricorde dans son regard de marbre ; et ce ne sont que ses sourcils froncés, son visage qui se détourne, qui représentent pour nous la crainte de l’enfer et l’anéantissement. Le plaisir métaphysique, la souffrance métaphysique, que l’on pourrait comparer à ces deux diagnostics extrêmes de la vie pleine et de la mort pleine, beaucoup d’argent ou pas d’argent, n’existent pas. Ne nous berçons pas d’illusions. Le mot "foi" n’a plus guère d’autre sens pratique que dans le mot "fortune", et la considération de cette dernière notion s’est projetée du sujet à l’objet. Ce n’est pas la foi qui assure le salut, mais c’est la fortune – ce n’est pas la foi qui me rend heureux, mais qu’on ait foi en moi, car celui en qui on a foi a du crédit, et à celui qui a du crédit on prête de l’argent, ses affaires prospèrent, ici comme dans l’au-delà, sa part se nomme Bien-Être Matériel, et pour y parvenir, comme le clamait l’ancienne morale, seuls les bons pouvaient espérer. Seuls les bons, mais pas au sens original de la bonté, comme un homme bon, un cœur bon, une âme bonne, un homme de bonne volonté, mais dans le langage du commerce, quelque chose comme : il est bon pour le montant dont on va lui faire crédit.

 

*

Et c’est ainsi, après un petit détour, que nous sommes redevenus croyants.

La devise était au début : je crois, donc je suis.

Puis, pour un peu de temps : je pense, donc je suis.

Et maintenant, définitivement : j’ai du crédit, donc je suis.

Ou plus simplement : j’ai de l’argent, donc je suis.

Mets-toi la main sur le cœur – n’est-ce pas cela que tu as ressenti, heureux gagnant, inconnu envié, lorsque ton dieu personnel, le Numéro à Cinq Chiffres est apparu devant toi dans le buisson-ardent, en gros caractères dans une liste gagnante ? À supposer qu’il restât en moi, misérable vermine, une seule étincelle de la vallée de larmes de l’impécuniosité du poète, cela me distinguerait des autres uniquement en ce que je ne t’envie pas seulement pour ton argent, mais aussi pour ton vécu extraterrestre, auquel à part toi, seuls les saints médiévaux avaient droit à l’instant de la Révélation, comme ils le rapportent dans leur aveu. Car je ne peux pas l’imaginer autrement : tu devais éprouver la révélation ; le Numéro à Cinq Chiffres apparut auréolé et souriant sur le tapis de nuages, trompettes dans ton oreille, colombe du Graal battant des ailes au-dessus de ta tête, te conviant au château du Mont Salvateur, au sommet de la montagne, où les factures d’électricité et les loyers impayés sont inconnus, où ne s’entendent pas les mesquineries des bureaucrates, car ce château se trouve être le Rêve et l’Au-delà dont parle Hamlet dans son célèbre monologue. Et le Numéro à Cinq Chiffres tendait vers toi ses vrilles paternelles : celui-ci est mon fils bien-aimé, t’a-t-il dit, qui fait ma joie et moi, dieu du Gros Lot, gouverneur de ce monde, qui suis la Voie, la Vérité, la Vie en ce début du vingtième siècle, j’annonce maintenant le salut – ta foi, mon enfant, ta foi dans le gain, ta foi t’a préservé, et maintenant je déclare que tu resteras avec moi dans un bonheur qui durera jusqu’à la mort, dans une félicité éternelle – lève-toi, suis-moi !

Mon imagination peut suivre l’ascension du Saint Gagnant jusqu’à cet instant seulement, ensuite le tapis de nuages se referme sur lui et nous, relevant nos têtes un instant de la misère terrestre des rappels d’avocats, des factures de blanchisserie et des lettres de licenciement, nous prenons congé en méditant sur notre congénère qui nous a quittés et qui est passé dans une plus belle patrie. Nous n’entendrons plus parler de lui – des messages ne nous parviennent plus de l’au-delà des Situations Consolidées, là-bas on nous oublie, là-bas on ne comprend plus qu’on puisse vivre ici-bas, et si tu rencontrais par hasard un jour le fantôme du feu congénère de naguère sur la promenade de la rue Váci, à l’entrée d’un théâtre ou au bureau des impôts que ta vie durant tu fréquentes de tes supplications – ce fantôme filera à tes côtés, te lancera de sa main un geste dédaigneux d’indifférence infinie : tiens, salut, dira le fantôme, ça fait longtemps, que deviens-tu ? Et ta femme ? Bon, je suis pressé – ce tacot-là tu veux dire ? Je l’ai acheté hier, j’ignore encore s’il me donnera satisfaction, bon, salut, à bientôt…

Et déjà l’emporte le char de feu six cylindres du prophète Élie.

 

*

Et pour terminer tout de même la vision et le rapport sur le Gagnant par un prêche – que devrais-je dire à l’assemblée recueillie des fidèles, à ceux qui n’ont pas gagné ?

De quel miracle pourrais-je leur parler ?

Devrais-je leur évoquer une fois de plus mes arguments blasphématoires que j’ai déjà criés plusieurs fois de ma chaire solitaire, dans les minutes de la révolte, oubliant l’omniprésence du Dieu Argent – oubliant que la vie est un miracle ici aussi, que le gros lot est le Soleil, près de nous, et l’occasion rare c’est que nous soyons au monde !

J’ai suffisamment été puni pour cela par Dieu Argent, qui a retiré de moi sa main – et l’Assemblée, horrifiée, a fui ma chaire.

Je ne le clame plus. J’abjure mes enseignements hérétiques.

Dieu est un : et la Société Nationale des Jeux est son prophète.

Achetez des billets de loterie, mes fidèles !

- Vous gagnerez.

 

Pesti Napló, 24 septembre 1933.

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