Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« ROYAUME DES FÉES AU PAYS DES
HONGROIS »
Splendide
Budapest
Hier soir le
brouillard s’est installé. Après dîner nous
descendions Laci et moi la rue Úri
dans la direction de Pest, à pied, dans une grotesque ambiance
hofmannienne, le silence solennel inhumain qui envahit souvent les rues de
Budapest après la fermeture des portes cochères. C’eut
été une hérésie de chercher un véhicule, et
de plus, Laci connaît l’histoire de
chaque maison dans ce quartier du Château, on devait
s’arrêter chaque minute, cligner des yeux vers de vieilles
fenêtres, autant de belles illustrations humoristiques, des dessins
à la plume de la main de Gavarni[1] pour des textes romantiques. C’est
ici qu’on a arrêté Hajmási,
qui était en train d’aménager sa nouvelle demeure, heureux
fiancé, pour achever son destin non dans son lit nuptial mais au rang
des martyrs – là-bas c’était la chancellerie, plus
loin, par ces minuscules fenêtres, les petites actrices du premier
théâtre allemand, le "Hérisson rouge" mettaient
le nez dehors sur la belle petite Place Iskola.
Nous coupons par la rue Ibolya
et trente secondes plus tard, quand le Bastion des Pêcheurs se dresse
sous nos yeux, je reste là bouche bée comme assommé. Laci qui n’ignore pas cet effet et m’avait
conduit par-là volontairement, pousse un cri victorieux : alors,
qu’en dis-tu ? Ça renverse tous ceux que j’amène
ici, étranger ou indigène, ce spectacle coupe le souffle à
chacun.
Ce n’est pas vrai, cela ne doit pas
exister – ce n’est pas réel et ça ne peut pas
être comparé non plus aux images oniriques de la peinture ou de la
gravure. Les illustrateurs anglais et américains ont tenté
quelque chose de semblable au milieu du siècle dernier pour transmettre
la super-sensorialité à la Edgar Poe à la mode en ce
temps-là – Ulalumé et Ultima
Thulé[2]. De nos jours ce sont des cinéastes
avant-gardistes qui cherchent ce genre d’effet expressionniste dans ce
domaine de l’imaginaire. Le brouillard, tel un rayonnement cosmique, est
chauffé par la lumière émanent du bas et, à travers
le rideau du paysage au-dessus des nuages et sous la mer, les tours de
l’Atlantide qu’aucun œil n’a vu nous renvoient leur
regard étonné. Car tout cela est si virginal, si inattendu, si
irréellement beau, léger comme un mirage, si abstrait dans une
sensualité étincelante : la richesse des Mille et une
Nuits ; cela sort tellement de Jules Verne, de H. G. Wells, de
Mars et de Saturne, que vous êtes amenés à chercher
involontairement au-dessus, sur la voûte céleste, les franges du
Grand Anneau et les orbites des Neuf Lunes, et vous jugez invraisemblable de
vous trouver ici, assistant à ce spectacle : ce ne sont pas vos
yeux qui l’ont capté, il a jailli de la caméra obscura de vos rêves d’enfance oubliés,
il s’est projeté sur la voilette de brume d’une illusion
quand vous avez tourné au coin de la rue. Vous cherchez un souvenir plus
proche, et c’est un écrivain français peu populaire qui
vous vient à l’esprit : Jules Supervielle que l’on
qualifie de surréaliste afin d’évoquer d’un mot le
fantôme de ses visions mélangées de réalité
et de rêve. Ainsi dans quelques-unes de ses nouvelles, la force
rêve la matière et l’âme rêve un corps, comme
sur cette image-ci devant nous. Ajoutez-y le monde onirique de Wagner, les
décors musicaux de "Gesamtkunst[3]", sa musique édifiant des
décors par magie, et vous n’avez encore reçu non des images
mais seulement des mots gris, non la musique des sphères mais seulement
des bruits confus.
Nous nous engageons sur les escaliers en descendant
et nous entrons ainsi dans l’image. Il est dix heures du soir et nulle
part âme qui vive : nous sommes deux sur la scène. Quel
dommage que nous ne nous voyions pas, sinon nos rôles
apparaîtraient ; sommes-nous des personnages shakespeariens ou des
âmes damnées perdues, sorties de l’Enfer de la Divine
Comédie, glissées entre les pages du Paradis, sur une gravure
colorisée de Gustave Doré ? Nous nous approchons lentement
des feux de la rampe, et une loi paradoxale, une perspective de
l’au-delà, rapetisse de plus en plus nos silhouettes qui
s’approchent, en même temps que se hissent de plus en plus haut les
escaliers et les fenêtres et les tours et les couloirs et les arcades de
l’arrière-plan. Le public invisible en bas, au-delà de
l’orchestre, n’émet aucun son, apparemment il a
été pris du même trac et du même
émerveillement que nous, rôles muets, figurants d’une mise
en scène supérieure à la pièce ; quand le
rideau de lève, nous restons honteux car nous sentons qu’ici le
metteur en scène a créé plus parfait que
l’écrivain, n’importe quel texte ne peut que gâcher
l’effet, le mieux est de traverser la scène sans mot dire et de
disparaître derrière les coulisses.
Suivent des escaliers sombres, sinueux,
quelques pauvres masures, des impasses, puis nous parvenons au quai du
Danube…
*
Bon, parlons sérieusement, la
beauté de ce Bastion des Pêcheurs est inouïe avec son
éclairage mystérieux. Et si vous avez la bonne idée de
monter dans un fiacre bien suspendu et au siège confortable et vous
faites un détour au Mont Gellért et éventuellement
même à la tour panoramique du Mont János pour embrasser le
spectacle de la ville danubienne à la lumière de la Lune en lutte
contre le brouillard, vous vous sentirez honteux d’avoir
considéré que l’enthousiasme du touriste anglais ou
français visitant Budapest pour la première fois, la phrase
obligatoire des guides de voyage : « Budapest is a wonderful city on the both sides of the
Danube », « Budapest est une ville admirable sur les deux
rives du Danube[4] », est une phrase creuse. Le
guide a raison, il est difficile d’imaginer une vue plus belle. Mon ami
anglais du Pen Club a tapé dans le mille lorsqu’il s’est
arrêté en haut du mur rocheux, s’est tu pendant dix minutes,
puis tout ce qu’il a pu dire était : « It is a fairy land » -
C’est un royaume des fées. Un royaume des fées, en effet,
"un royaume des fées au pays des Hongrois", comme je
l’ai déchiffré à l’âge de vingt ans sur
une affiche théâtrale à Pécel,
pour que ces mots bouillonnent en moi toute ma vie, qu’ils jaillissent
chaque fois que je veux dire quelque chose de beau. "Royaume des
fées au pays des Hongrois" – chuchoté-je pour moi.
"Royaume des fées au pays des Hongrois" – ai-je dit
lorsqu’à l’âge de vingt ans j’ai lu le premier
poème hardi de la nouvelle poésie hongroise dans la rubrique
littéraire du journal disparu Független
Magyarország (Hongrie Indépendante). "Royaume des
fées au pays des Hongrois" – ai-je balbutié lorsque
Blériot a volé au-dessus de ma tête à
Tattersall ; "Royaume des fées au pays des Hongrois" a
palpité mon cœur lorsqu’un matin d’avril, sortant des
nuages de tempêtes à bord du Zeppelin j’ai aperçu
sous mes pieds la Citadelle et les cinq bracelets du Danube.
*
Château des fées au pays des
Hongrois – mais que se passe-t-il, château maudit ? Personne
n’habite dans tes murs ? En arrivant au Pont aux Chaînes avec Laci, nous constatons avec étonnement que
malgré les heures précoces au sens des grandes villes du monde,
nous n’avons croisé âme qui vive. Voici le Château des
fées avec ses portes grandes ouvertes, et pas un seul misérable
couple d’amoureux ne se donne la peine d’aller rendre visite au
moins à la solitude sur cette scène. En bas, sur les boulevards,
dans les ruelles des faubourgs, sous les buissons maigrichons du Bois de la
Ville, autour des buvettes de la rue Mester,
fourmille la vie du soir. Le Château et le Bastion des Pêcheurs,
les places publiques accueilleraient tout le monde dans leur beauté
impériale – que signifie donc ce silence, cette
indifférence ?
Ce que cela signifie ?
Allez prendre les vrais
chefs-d’œuvre de l’esprit humain sur les
étagères des bibliothèques publiques, le silence et la
solitude émanent de leurs pages si vous les ouvrez – depuis
longtemps ces feuilles n’ont plus vu d’yeux curieux se pencher sur
elles.
Pendant ce temps les pages des romans
policiers s’effilochent pour être trop tripotées.
Pesti
Napló, 22 octobre 1933.