Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

MÉCHANCETÉ DESINTÉRESSÉE

Hommage rendu au Soldat Inconnu de l’Enfer

J’ai reçu une lettre anonyme. Elle contenait quelques allusions désagréables, des menaces, des révélations. Ça tombait par hasard un moment où j’avais tant d’autres problèmes que je n’y ai pas prêté attention (la société avait depuis longtemps inventé la fameuse "narcose hongroise" du professeur Kovács : une grosse gifle au malade agité, ça lui fait oublier qu’on est en train de lui ausculter le ventre), je l’ai jetée au milieu d’un tas d’autres lettres. Plus tard elle m’est retombée entre les mains. Je l’ai relue, cette fois avec objectivité, avec mes yeux d’écrivain. J’ai été saisi par l’habileté de sa rédaction ! L’auteur était manifestement un homme intelligent et cultivé, il possédait un bon style. C’est intéressant. Tout homme même modeste aime exhiber son style (le style fait l’homme), il est de naissance, c’est un aristocratisme naturel, une armoiries, un aristocrate ne renie pas sa généalogie, sinon devant une cour révolutionnaire. Et pourtant l’épistolier n’a pas signé sa lettre, il a préféré rester dans l’obscurité, il n’a pas souhaité que son acte porte son nom. C’est chose rare dans le monde des bonnes actions. On entend souvent parler de "nécessiteux pudiques", moins souvent de donateurs anonymes, et n’oublions pas que même aux miracles guérisseurs s’attache au moins le souvenir du prénom d’un saint.

 

*

Mais cela existe, je suis désormais contraint de le reconnaître, bien que tout au long de ma vie je me sois fait l’apôtre des Lettres écrites de la  montagne de Rousseau, dans l’hypothèse d’une bonté originelle avec laquelle nous venons au monde. La Bonté ne peut pas s’approprier la magnifique vertu du désintéressement, même si nous avons pris l’habitude d’associer ces deux notions de bonté et de désintéressement. Il existe des méchants désintéressés qui aiment faire du mal sans aucun profit personnel, en silence et avec raffinement, en se cachant dans la pénombre comme une modeste violette. De manière désintéressée, sans profit, sans s’en vanter, sans chercher la reconnaissance de la société des méchants, sans réclamer aucune médaille de Belzébuth, sans chercher aucun poste de conseiller de la cour au Quatrième Reich de l’Enfer. Adeptes de l’art pour l’art dans le mal, comme un véritable artiste, sans escompter aucun profit matériel, corporel ou psychique, que le Diable les en garde, ce sont plutôt eux qui se sacrifient. Oui, c’est cela, ils sont capables même de faire des sacrifices pour une belle et plaisante mauvaise action. Ils se lèvent plus tôt le matin, ils négligent leur commerce, du dixième arrondissement ils se rendent au premier, à pied s’ils n’ont pas l’argent pour le tram, ils n’hésitent pas de s’y rendre pour dénoncer une personne innocente et dont l’innocence ne leur laisse aucun doute, ou pour causer du désagrément à quelqu’un qu’ils ne connaissent même pas, ou pour faire des dégâts quelque part sans en tirer aucun bénéfice. Puis ils disparaissent aussitôt, ce n’est pas la personne qui compte, et d’autres belles tâches les appellent. Auprès du génie tutélaire de la Providence ils sont les anges de la Réflexion – ils veillent sur le pont près de ton âme d’enfant afin de te pousser dans le ravin au moment opportun. Une fois chez eux, ils s’assoient pour écrire une lettre anonyme bien calligraphiée, bien lisible (c’est curieux, je n’ai encore jamais reçu une lettre anonyme illisible), ils écrivent l’adresse sur l’enveloppe, ils la cachettent, ils vont au bureau de tabac acheter un timbre de leur maigre revenu, puis ils se déplacent jusqu’à la boîte aux lettres, ils la glissent dedans, et apaisés, ils rentrent chez eux. Ils sont bien plus agiles, vigoureux, que les désintéressés de la bonté. Pour tirer exemple de mon modeste métier, mon confrère travaillant pour un journal pourrait vous dire que les auteurs de lettres anonymes adressées à lui ou à son rédacteur en chef sont toujours l’œuvre de quelqu’un qui les hait ou qui leur en veut – qui se donne la peine d’écrire à la rédaction : pourquoi accepte-t-on des papiers de telle ou telle canaille, ne connaîtrait-on pas les bruits scandaleux qui courent sur son compte ? De toute façon il n’écrit que des articles exécrables, un ami a d’ailleurs résilié son abonnement. On peut établir comme règle que celui qui aime ce que tu écris, adressera sa lettre admirative à toi, tandis que celui qui ne l’aime pas, alarmera ta rédaction.

 

*

C’est facile pour la psychologie et pour la pratique judiciaire qui s’appuient sur la psychologie et le travail des experts. Elles règlent les choses aisément. Derrière l’acte du destin "volontaire" elles démontrent presque toujours quelque intérêt, et alors en tant que responsable, la psychologie acquitte mais la loi punit le méchant. Mais même si on n’arrive pas à déceler un intérêt, ce n’est pas un problème : par bonheur on peut recourir au tableau, tableau ? Toute une exposition des maladies psychiques, dans un des cadres on finira bien par reconnaître le cas. L’épouse du riche banquier vole : cas de kleptomanie. Celui qui torture sans raison : un sadique. Dans un cas cliniquement plus favorable (car plus facile à circonscrire) : vampirisme. L’affaire est réglée, on enferme le malheureux à l’hôpital. On pourrait aussi bien les exterminer, sur des critères eugéniques : l’important c’est de les distinguer des hommes braves et normaux, donc bons.

Mais après vient un Matuska[1], il fait sauter le train de nuit, il organise une petite hécatombe sanglante, et une fois qu’on l’a attrapé, on lui a extorqué des aveux, ni la justice ni la science psychologique n’arrivent à se dépêtrer de l’affaire. Elles s’y enlisent pendant des années, elles parlementent, jugent, auditionnent, enquêtent – l’examinent par-devant et par-derrière, à la lumière des rayons X et sous le soleil, elles expérimentent sur ce cas tous les instruments psychophysiques du monde, elles envoient le bonhomme d’un pays à l’autre, elles l’exposent sous les projecteurs les plus intenses de la popularité tantôt comme un phénomène politique, tantôt comme un mystère psychologique insondable. Elles ne s’en dépêtrent pas, elles cherchent des motivations extérieures et intérieures, ni vu ni connu, les fantômes disparus courent encore. On ne trouve rien. Cause extérieure : néant. Ni intérêt matériel, ni "arrière-plan" politique. En ce qui concerne les motivations intérieures, elles sont impénétrables. L’homme est un exalté, un excité, un désespéré, mais sa situation est confortable, le tableau clinique est imparfait, il est impossible de le qualifier simplement de fou. Lui, il invoque un certain Leó, son mauvais génie qui l’aurait poussé, mais Leó reste introuvable, il vit peut-être seulement dans son imagination ; par contre que se passerait-il si nous tous qui avons un mauvais génie dans notre imagination, étions déclarés fous par la science – qu’adviendrait le verbe consolateur de la religion, le libre arbitre entre le bien et le mal ?

Non.

Pour comprendre le mal désintéressé les quelques termes techniques de la pathologie à la mode ne suffisent pas. Il s’agit d’un phénomène métaphysique, tout aussi miraculeux que la bonté, la compassion ou la pitié.

Il convient de se rendre compte que le sang qui coule fait pâlir les uns, mais enhardit les autres et les encourage à de nouvelles effusions de sang.

Néanmoins j’aimerais le rencontrer un jour. Le prendre en flagrant délit, en train "d’agir".

C’est son visage que j’aimerais voir, pour bien le retenir.

 

Pesti Napló, 5 novembre 1933.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Szilveszter Matuska (1892- ?). Auteur d’un attentat meurtrier contre un train de nuit en 1931. A servi de prétexte à l’interdiction du parti communiste en Hongrie.