Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
nerveuse Famille bourgeoise
Et le grain de
sel d’un écrivain nerveux
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ui, je dois l’avouer, je suis nerveux moi aussi. Disons comme
ça : modestement et à la manière ancienne :
nerveux. Non névrotique, non complexé, non unterbewusst, non oberbewusst[1], non parasympathique. Je suis nerveux, et
par là même je cherche des excuses pour le titre ci-dessus que le
lecteur risquerait de rejeter, interloqué, s’il se rend compte que je parle,
moi aussi, de cet horrible matricide ; et tout écrivain
exercé que je suis, je ne cherche pourtant pas les mots dignes de cette
tragédie, or même un journaliste
médiocre sait que dans un tel cas il convient de balbutier au minimum
des expressions telles que "les tréfonds abyssaux de
l’âme humaine", "mystère psychologique" et
autre, dans le silence solennel de l’effarement. Que faire, je suis
nerveux, et nous sommes si nombreux, nous les gens nerveux, que je trouverai
peut-être des âmes compréhensives qui ne me repousseront pas
avec dégoût et indignation, comme le public frissonnant qui se
détourne d’un spectateur enrhumé, lorsque celui-ci
éternue bruyamment au moment le plus pathétique du
troisième acte d’un drame, si j’avoue qu’ayant lu dans
les journaux les événements ainsi que les commentaires s’y
rapportant, j’ai à tel point été envahi par la masse
des sentiments entassés, que dans le "désordre des
passions", comme cela arrive souvent chez des gens nerveux, le son sorti
de ma gorge s’est presque transformé en un bruit semblable
à du rire. Cette histoire qui éclôt de ces données
est si terrible, si infernale, si pénible, qu’ensuite le silence
de l’émotion paraît à la fois trop et trop peu
– la tragédie est si profonde que toute épithète
qualifiant les tragédies fait l’effet d’être mesquine
et prétentieuse, et finalement comique. Imaginez une maison qui
s’écroule sous nos yeux de la cave au plafond – nous restons
là, abasourdis, et alors quelqu’un dans la foule se met à
parler et déclare solennellement : mesdames et messieurs, nous
venons d’être les témoins oculaires d’un grave
accident. Si à ce moment une personne nerveuse éclate de rire,
son rire ne répond pas du tout à la catastrophe, mais à la
rédaction rigoureuse de la phrase, alors qu’un simple cri du
cœur aurait sûrement fait jaillir des larmes de ses yeux.
*
Non, non, ce "cas" est beaucoup
trop pénible, possède des quantités d’aspects, il
est trop connu, trop proche de nous, toute théorie de sciences sociales
et toute explication psychologique apportée éventuellement par le
journaliste paraissent forcées et artificielles. Un roman en trois
volumes, œuvre d’un véritable écrivain, saurait
peut-être en laisser deviner l’essentiel dont l’enseignement
pourrait ensuite exprimer l’unique sens et objectif de toute
réaction : rendre les gens meilleurs et plus compréhensifs
– ces généralités pédantes n’apportent
rien au-delà de la constatation des faits. Tant que ce roman ne trouvera
pas son auteur, le plus que nous pouvons faire est un soupir à demi
refoulé, ou quelques mots modestes de nature purement pratique, à l’instar des
mesures silencieuses et raisonnables qu’émettent les
autorités officielles ou certains membres dégourdis de la famille
à l’occasion des décès tragiques et brutaux (dans
chaque famille il y a au moins une brave personne qui prend des mesures, pendant que les autres gémissent et se
tordent de douleur). Ces autorités ne cherchent pas en
général les grands mots "dignes de la tragédie",
elles ne prononcent pas d’oraisons funèbres ni
n’éclatent en sanglots, elles observent en silence, elles marchent
sur la pointe des pieds, elles vaquent à leurs occupations, elles
n’ont apparemment pas d’avis. Étant une âme
passionnelle, j‘ai souvent observé jalousement à quel point
elles accueillaient les catastrophes les plus inattendues dans le calme, comme
si celles-ci n’étaient pas aussi inattendues pour elles – et pourtant je n’ai jamais ressenti un
manque de compassion derrière leur calme, au contraire, je crois que
c’est au fond de leur comportement impersonnel que je trouverais la vraie
compréhension de la souffrance et de la mort, de la fatalité et
de la vie, si je savais les faire parler.
*
Mais ce ne sont pas des philosophes et leur
discours se limite à la conduite de l’affaire.
Ils ont raison.
J’aimerais tellement vivre avec leur
parler simple dont pour le moment, à défaut d’autres termes
artificiels, j’ai relevé le mot "nerveux".
En possession de leurs mots j’aurai
peut-être le courage (au risque de fâcher les experts) de chercher
la cause du malheur de la mère malheureuse et du fils malheureux, en
deçà de la psychologie et pourtant au-delà du
mystère de la puberté et même du si célèbre
complexe d’Œdipe.
Je dessinerais la famille bourgeoise de
1933, cette deuxième génération engendrée par un
âge meilleur : sans faire de commentaire, je rappellerais le
physicien génial, le grand professeur de chimie, le père et
l’oncle, et dans la lignée maternelle, le ministre et le
célèbre historien de la littérature. Et tout ce qui
découlait au début du siècle des conditions de tels
parents et grands-parents illustres en guise d’exigences
bourgeoises : une petite fortune, une villa, un appartement de cinq
pièces, une éducation soigneuse des enfants, conforme aux
traditions familiales. Et après, au fur et à mesure que le
pouvoir de l’aristocratie bourgeoise et intellectuelle déclinait,
venaient les problèmes et les déceptions : maintien
obstiné des cérémonies bourgeoises avec lesquelles nous
réglons ces problèmes, divorce en taisant la vraie raison,
pension alimentaire à la femme, pension alimentaire aux enfants, les
adolescents confiés au père, les mineurs confiés à
la mère, puis encore le logement, le logement, le logement, locataire,
sous-locataire, propriétaire, école, internat, autorité
tutélaire, tribunal pour enfants, procès, avocat, réquisition,
transfert, tribunal, tribunal, déménagement, mandataire commissionné,
expert vérificateur, médiateur. Et tout ce carrousel tourne de
plus en plus vite autour de son axe et personne ne remarque que cet axe est
gangrené et pourri depuis longtemps, depuis longtemps la famille ne sert
plus son objectif initial, la formation de braves pères et de leurs fils
encore plus braves. Dans ce tournoiement tout le monde est malheureux depuis
longtemps, ressentant avec angoisse que plus rien n’avance, toute
l’énergie est dévorée par le maintien de la toupie
en équilibre, dans cette lutte à la vie et à la mort des
parents l’un contre l’autre, dont l’enjeu, amour-propre et
vanité légitimes et illégitimes, l’enfant, se
transforme en armement d’artillerie, l’enfant séduit
tantôt par un parent tantôt par l’autre, séduit,
reconquis, pris en otage : est-ce étonnant si cette arme
arrachée tant de fois d’un parent à l’autre, la
malheureuse progéniture s’en empare et envoie la balle de travers, et la partie glorieuse qui
avait serré en dernier entre ses mains le cerveau torturé du fils
tombe en arrière dans un bain de sang ?
*
Peut-être que toute cette question ne
relève pas du domaine de la psychologie, comme se l’imaginent les
classificateurs conservateurs.
Peut-être nous trouvons-nous en face
d’un problème technique.
Ou bien la tragédie peut être
attribuée à l’obsolescence de nos institutions
bureaucratiques bourgeoises.
Ou encore le responsable est tout
simplement le bureau des logements.
Pesti
Napló, 21 novembre 1933.