Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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DIEU-MACHINE, QUE TON RÈGNE VIENNE

Réflexions au cinéma

Des pensées confuses, elles ronronnent en compétition avec le projecteur, elles s’alternent comme autant d’images éphémères, je renonce à les ordonner. C’est un film hongrois qui défile sur l’écran, des mots hongrois arrosent les spectateurs, je dois demander pardon à son auteur illustre, aux braves réalisateurs et comédiens, mais je n’arrive pas à m’immerger complètement dans l’action et le rythme du jeu, contrairement aux autres spectateurs qui applaudissent, eux, certaines scènes bien réussies, tellement il leur est naturel, ordinaire, que l’ombre et la projection d’un comédien vivant, connu de la scène, coure et crie ici devant eux de sa voix habituelle et de ses gestes familiers, il ne leur viendrait pas à l’esprit de s’étonner que l’unique exemplaire réellement existant du comédien exerce au même moment son métier quelque part sur une scène, dans un autre rôle et devant un autre public.

 

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Moi je n’arrive pas à m’y habituer. C’est peut-être parce qu’au sens théâtral cette production n’offre rien de plus que le jeu sur les tréteaux : j’ai le temps de penser à autre chose. J’avoue que je n’écoute pas le texte et je ne regarde pas l’action – c’est ce phénomène et cette vision qui me saisissent, le fait physique tangible, la merveille incroyable, magique, à laquelle on ne s’habitue pas, tout comme, sinon plus, monter dans un avion. Je ne m’y fais pas, contrairement à l’un de mes jeunes confrères dont un héros de roman, comme accessoirement, dans une phrase subordonnée, vole de Venise à Budapest, pour régler une affaire compliquée. J’admire l’innovation, l’inventivité, la solution trouvée pour transformer une impossibilité en une réalité, mon cœur s’arrête de battre sous l’enchantement : voici, il est là, il marche et il parle, ses pas résonnent, nous entendons clairement ses mots, alors qu’il n’existe pas, il est éphémère, passé, perdu. Un instant que la magie a transformé en présent – les feuilles des arbres frémissent alors qu’elles sont tombées, le nuage file alors qu’il s’est dissipé, la fumée s’élève alors qu’elle a été emportée par le vent, fumée que pour cette raison le poète a comparée à l’amitié, pour s’y confronter maintenant car elle est plus résistante que le marbre ; elle est ici la neige blanche, la neige, la neige de l’hiver dernier, symbole renié de l’éternel éphémère ; une prise de vues et une prise de son, elles frôlent la perfection, ce n’est plus une plaisanterie – poètes, cherchez de nouvelles métaphores et de nouveaux symboles, les anciens ont été simplement soufflés par cet autre génie, qui est venu en ce monde non seulement pour décrire et connaître la nature, mais pour la vaincre et la surpasser (il l’a vue et il l’a vaincue).

 

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Et vous, spiritistes naïfs, cessez vos cérémonies extravagantes là-bas, derrière vos rideaux tirés. Le fantôme, l’esprit que vous aimez convoquer est ici, il a laissé entre vos mains son corps astral vacillant, fluide, tel une courte chemise ôtée, il vous fuit jusqu’ici, à la lumière des lampes à arc, pour nous montrer son visage vivant, souriant, pour nous faire entendre sa parole d’airain bien articulée. Il n’a pas besoin de médium, de table tournante, de tremblants appels épelés, pour répondre en gémissant d’obscures allusions. Ici il parle fort, il marche parmi nous, et il n’a plus besoin qu’on baisse les stores, il veut de la lumière, le plus de lumière possible, de même que nous autres, ses compagnons vivants. Si l’on fait abstraction de l’éblouissement nébuleux du "moi", qu’est-il d’autre celui qui marche devant nous sur le mur que l’Âme survivante, immatérielle et pourtant se présentant dans son être corporel, il est deux mais il n’est qu’un, il est pur métaphysique et contradictio in adjecto[1] "le présent privé" et qui pourtant existe – le mort marche et parle, je l’entends de mes oreilles et je le vois de mes yeux : ce milieu dans lequel il se manifeste, que pourrait-il être d’autre que l’au-delà lui-même, que Jacob s’étant battu avec l’ange, la volonté humaine (« je le crois car c’est insensé ») a apporté parmi nous ?

 

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Car personne ne doit être dupe si dans cet au-delà on ne voit pour le moment rien d’extraterrestre, si l’on découvre que tout cela n’est qu’une réitération ordinaire de nos joies et nos chagrins bien terrestres : on dégurgite des plats cuisinés, images standards. Puisque nous en apprenons encore moins des êtres de l’au-delà surgissant aux séances des spiritistes  et transmettant "des communications" encore plus naïves, sur ce qui en nous et de nous survit.

On doit voir clair, on doit s’avouer franchement quelque chose, dont la révélation blesse gravement l’amour-propre de l’espèce humaine la plus spirituelle, du "représentant de la civilisation humaine", de l’artiste, et qui pour cette raison n’aime pas beaucoup le savoir – nous ne pouvons pourtant pas l’éviter car sans cela ce siècle se débattant dans de terribles contradictions risque de devenir totalement confus.

Le génie qui a inventé et réalisé les technicités physiques a couru loin devant, il a laissé loin derrière lui le génie qui a déterré et utilisé des faits psychiques – voilà la source principale de la contradiction et de la confusion. Les inventeurs et les découvreurs ont vaqué à leurs occupations bien préparés, avec une conscience, une imagination et une générosité autrement plus grande, ils avaient le talent et la foi, ils étaient à la hauteur de la situation au début du siècle, bien davantage que leur supérieur naturel, l’ancêtre de la culture, l’artiste et le penseur !

Soyons francs.

Ce n’est pas l’œil d’aigle de l’übermensch entre les ailes de l’oiseau-homme assiégeant le ciel qui fixe le soleil : c’est le descendant (encore plus abâtardi que son ancêtre) du marchand phénicien ou du chef de tribu vandale qui inspecte soucieusement le paysage pour savoir où on pourrait se frayer une place, chasser quelqu’un, survivre.

Ce n’est pas le fier message de l’homme vainqueur des éléments que le rayon de l’étincelle hurlant dans l’espace et l’onde sphérique parvenant jusqu’aux astres dépose devant l’autel de Dieu : c’est du jazz nègre qui couine, on rabâche de vieilles chansons, seuls quelques rêveurs politiques tentent malgré eux de ressusciter les incantations mille fois usées, mille fois ratées de la rédemption.

Ne vous étonnez pas si le Miroir Vivant du passé ressuscité, le cinéma parlant, ne rabâche qu’un passé proche et non ce passé lointain qui claironnerait le futur lointain, depuis les sommets des grandes vagues récurrentes. L’image n’est pas encore digne du cadre, le contenu reste loin derrière les possibilités que représente la Trouvaille du dieu-homme ayant exploré la Quatrième Dimension du Temps. Huit mille années auparavant, l’invention de la fixation de la parole humaine, l’écriture, avait plus de succès à son départ que son petit-fils pourtant plus achevé et plus magnifique, le cinéma – on voit bien que nous sommes encore loin du Homère et du Socrate du cinéma, la civilisation qui s’élève sur les ailes de la technique devra s’arrêter et attendre sa sœur, la culture.

 

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Et ne vous étonnez pas que l’Ingénieur, ayant pressenti la menace, se dépêche lui-même de saisir le gouvernail, pour repousser le pilote hésitant, le capitaine de l’Esprit.

La Théocratie tangue, dans le meilleur cas elle se répète, dans le pire (en Allemagne !) elle gesticule pour attraper des mythes païens – il en est résulté une confusion des croyances.

Qu’advienne donc la Technocratie, le Dieu-machine rédempteur.

 

Pesti Napló, 10 décembre 1933.

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[1] Contradiction en soi