Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CORPS
RÉVOLTÉ
Art ou
science ?
« Mon âme bouillonne bruyamment
Et leur peuple dévergondé se
révolte. »
(Simon Kemény)[1]
Monsieur Leibniz, le
philosophe "du meilleur des mondes imaginables", ne serait pas
populaire de nos jours. Nous vivons l’âge des améliorateurs
du monde, et l’ambition et la mode de l’amendement du monde englobe
l’hypothèse que le monde est à améliorer, donc il
est fondamentalement imparfait. Est-ce que la critique de la nature prenant la
place de l’étude de la nature pourra oui ou non amener le Grand
Auteur à la raison, ceci est encore douteux ; pour le moment,
apparemment, nous écoutons plus volontiers le critique sévère
que la voix de l’hommage qui reconnaît le Chef-d’œuvre.
N’importe quel modeste auditeur de l’université universelle
peut espérer la considération de sa proposition d’exiger,
par exemple, le redressement du timon courbe du chariot de la Grande Ourse ;
c’est hélas impossible à réaliser pour le moment,
mais c’est effectivement lamentable qu’il soit courbe. Par
ailleurs, le Juif a acheté deux oies, une blanche et une beige, va te
les faire cuire, Juif, tes oies, pourquoi ne les as-tu pas achetées
semblables ? C’est de cette façon que la philosophie est
devenue impopulaire, et que le philosophicailleur
dilettante a pris la place du philosophe, même s’il fait des
âneries, au moins il fait quelque chose.
*
Prenons pour exemple la Perfection de la
Création, le corps humain. Le dix-huitième et le dix-neuvième
siècle ont petit à petit découvert sa structure (cela a
pris plus de temps que la découverte des continents), ils ne finissaient
pas de s’étonner de la perfection de cet automate où tout
est à sa place, dont chacune des parcelles fonctionne dans une parfaite
harmonie au profit de l’Intégrité. Cette découverte
de la corrélation des
fonctionnements s’est au fur et à mesure approfondie et
enrichie, et avec la découverte des glandes endocrines elle a atteint
son apogée. Or au même moment une autre conception a
commencé à saper la réputation de la science de la
splendide Harmonie ; elle cherchait et trouvait de plus en plus de
données pour légitimer le soupçon que dans cette
coopération il n’y a
aucune volonté supérieure ni projet, et tout n’est
que pur aléa facile à bouleverser. La science de l’anatomie des organes explique
surtout par l’exemple des organismes inférieurs que notre
cœur, notre foie et nos reins sont en réalité des
êtres vivants autonomes, avec des systèmes nerveux à part
et des conditions d’existence étranges ; et même si
pour le moment personne n’a pu prouver qu’ils puissent disposer
d’intérêts vitaux indépendants les uns des autres,
c’est seulement dû au fait que des conditions extérieures
défavorables les contraignent à une symbiose, à une
coexistence, comme le bernard-l’hermite et le coquillage. L’exemple
classique de Menenius Agrippa avait
déjà soulevé le problème de se demander quel organe
est le parasite de quel autre, l’estomac ou le cerveau ? – et
voici que cette question n’est toujours pas résolue, tout au plus
la posons-nous différemment. Or si la contrainte d’une symbiose
arrive tant bien que mal à garder ensemble les sociétés
cellulaires spécifiques, la plus grande anarchie règne dans le
monde des cellules autonomes. S’il n’existait pas des appareils de
freinage adaptés, chacun de nos organes autonomiserait son affaire,
comme le prouve la folie des grandeurs des cellules prolifératives de la
maladie nommée acromégalie, sans même parler des sarcomes
de même origine, des cancers et des tératomes, ces tumeurs
étonnantes à l’intérieur desquelles on a
retrouvé des dentitions, des mains et des pieds ou autres composantes,
comme dans une sorte d’usine secrète, menant une compétition
illégale contre des monopoles de l’État : elle frappe
de la monnaie, elle fabrique des armes, sous le signe de qui sait quelle
conspiration sournoise, subversive, pour renverser le régime ?
*
Le lecteur hoche la tête, ce
Karinthy, ce Karinthy, il manque une fois de plus de nous parler de choses
actuelles. Excusez-moi, mais y a-t-il des sujets plus actuels que la grippe ? Tu as mal à
la tête, mal au dos, mal à l’estomac, mal au foie et aux
reins, tu éternues, tu tousses et tu tousses – ne sens-tu pas,
énervé et désespéré par ces douleurs, la révolte
de ton corps, la révolution que tu ne peux maîtriser tant bien que
mal que par une contre-révolte, une fièvre (n’oublie
pas : la fièvre, selon nos connaissances d’aujourd’hui,
représente une défense centrale de l’organisme contre la
maladie, aujourd’hui on l’utilise pour des traitements, comme dans
la malaria et la paralysie) ? Que vas-tu faire de l’objection
qu’elles sont causées par des épidémies venues de
l’extérieur ou des bacilles infectieux ? Ces bacilles,
crois-moi, ne sont que des agents rétribués de la révolte
universelle du corps, ils ne pourraient rien faire si tes organes ambitieux et
hostiles ne les accueillaient pas volontiers, dans l’espoir de parvenir
au pouvoir avec leur aide, de chasser le Cerveau et le système nerveux
central de leur trône et, en tombant dans la folie syndicaliste dans des
syndicats croupions, peupler le monde de nouvelles races animales ? Tu es
un homme cultivé, tu sais, n’est-ce pas, que ce n’est pas
ton ventre qui te fait mal en tant que tel ; ton ventre fait le malin et
cela fait mal à ta tête, tu as raison de lui en vouloir –
à bas l’ignoble insurgé !
Mon propre squelette m’est en fait
suspect depuis longtemps. Avec son matériau et sa construction
prévus pour plusieurs milliers d’années, il
considère en réalité comme un fardeau la couverture
baveuse des muscles périssables, des graisses, des glandes et des
viscères putrescents, qui l’emballent – il
préférerait rejeter tout cela, ce qui lui permettrait des
mouvements bien plus libres et lui prêterait un aspect extérieur
plus simple et plus ragoûtant. Suspect, suspect. Il n’attend que
l’occasion. Ne voyez-vous pas sur sa radiographie son ricanement
sardonique ?
*
Si au moins le Cerveau, le mécanisme
de direction était cohérent dans ses intentions et ses
objectifs ! Mais il n’en est rien – d’après
l’enseignement de la psychanalyse le processus de putréfaction a
commencé depuis longtemps, les ministères intriguent les uns
contre les autres. C’est seulement récemment que des psychiatres
crédibles ont mis en évidence l’instinct de mort dans la pathologie de notre âme,
face à l’instinct qui maintient la vie – une partie du
pouvoir, le Duc d’Orléans, pactise avec les insurgés.
Que peut faire dans ces circonstances la
science exacte en pleine évolution ?
Elle revient à la magie et à
l’alchimie. Elle parle à tort et à travers, elle
guérit la verrue par la "psychanalyse", et la folie
inspirée du génie par des clystères aux hormones.
J’ai lu ce matin dans le livre
d’un excellent médecin que la thérapie n’est toujours
pas une science, c’est seulement un art.
Tout comme la politique.
Pesti
Napló, 29 janvier 1933.