Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

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LE LIVRE DE BABITS

Tu es pilote, Elza ou la société parfaite

 

« Mères, pleurez plus fort,

…………………………..

que vos pleurs alarment le ciel,

pleurez sans merci… »[1]

81-Le livre de Babits le n’est pas une critique, ni un hommage, ni une évaluation.

À la fois moins et beaucoup plus.

Je viens de lire le livre de Babits[2]. Je me trouve sous son effet. Non en tant qu’artiste, non en tant qu’artisan. Pas même en tant que publiciste, journaliste ou similaire. J’ai la  vision d’une vision qui m’a secoué et remué, peut-être parce qu’elle contenait beaucoup qui ressemble à ma vision propre. Je le prends comme une affaire personnelle. Ce n’est pas écrire que je veux : je veux en parler, improviser comme l’orateur qui ressent le besoin de sauter sur l’estrade abandonnée par l’intervenant précédent, il ne sait pas encore ce qu’il a à dire, mais il doit poursuivre, il doit parler, car un silence serait insupportable après un tel cri.

 

*

Le livre de Babits est un immense cri, le même sur quatre cents pages que poussait son poème Fortissimo sur deux pages, au point bas du tourbillon de la guerre mondiale et aux sommets glacials de la souffrance humaine. Ne me comprenez pas mal. Au sens formel il n’y a rien de "poétique" dans ce livre. Ce qui reflète dedans le poète Babits et l’artiste Babits, ce sont quelques métaphores ou épithètes bien trouvées, rien de plus. Par ailleurs il est froid et pondéré, comme une audience au tribunal. C’est ce que cela doit être dès qu’on a compris de quoi il s’agit – l’affaire criminelle que l’on y dissèque dans sa dimension inouïe, ne tolérerait pas un autre ton. Seul un dilettante est "poétique", lorsqu’il écrit de la prose – le vrai poète sait bien qu’écrire de la prose a la valeur d’une grande décision : sortir de notre coquille nacrée, se lancer dans la multitude extérieure, participer au fourmillement du fond de l’océan pour la vie ou pour la mort. Celui qui écrit de la prose, entre dans le monde du réel où l’on ne connaît que l’action ; dans les grands genres littéraires de la prose, le roman et la dissertation, l’interrogatoire du juge et l’aveu de l’accusé, le programme d’une vie individuelle ou un manifeste politique vivent un même destin commun.

 

*

Babits écrit de la prose car il sait assurément ce qu’il veut. Le poète de Fortissimo avait une vision, et Babits, le prosateur a maintenant écrit cette vision. Comprenons : il a écrit la vision elle-même sous l’effet de laquelle ont autrefois jailli de lui les cris et les gémissements convulsifs et révulsés du poème, sous l’effet du premier choc. Imaginez l’apôtre Jean, poète de L’Apocalypse : s’il vivait à notre époque et regardait autour de lui, il verrait la réalité plus terrible que ses visions – que pourrait-il faire d’autre que dire enfin, en prose et avec l’outil de la dialectique de la raison et de la compréhension, ce qu’était cette réalité dont la connaissance et l’élaboration avaient provoqué qu’il mette en paroles ses visions d’épouvante ?

 

*

Voilà ce qu’il en fut. Voilà ce qu’apporta Fortissimo.

L’Europe se perd. L’instinct et le souci désespérément exagérés de protéger la propriété privée des nations, des individus et des États ont tellement surdimensionné les dispositifs de défense que l’harmonie des énergies s’en est trouvée renversée : le prix de ces dispositifs a dépassé la valeur qu’ils devaient défendre. La société s’installe dans un combat éternel car elle ne peut pas faire autrement : l’armement a exigé un blindage d’un degré plus fort, le blindage a exigé un armement d’un degré plus fort, et ce processus effrayant ne peut plus être arrêté – la vie elle-même que tout cela était censé sauver et défendre étouffe et se déprécie et se perd dans la prolifération cancéreuse des ongles et des griffes et des cornes et des blindages et des filets et des terriers de renards et des galeries de fourmis et des termitières – l’humanité périt comme la tortue qui dans son fatal manque de confiance se bâtit une prison si étroite qu’elle ne peut plus respirer, ou la tique qui, afin d’assurer la survie de son "espèce", s’enfonce dans une couche trop profonde où son œuf ne trouve plus à se nourrir.

C’est ce qui arrive aux deux héros du roman, Elza et Dezső qui, dans la société installée dans la lutte éternelle, représentent les derniers Mohicans d’un passé sensé. Ils se souviennent de livres et de sentiments, de désirs et de croyances, ils voient encore le bleu de l’Atlantide et les bosquets verdoyants d’Agricola au fond de leur âme. Ils ont emporté avec eux de la matrice maternelle le grand cadeau et le sens de la vie, l’amour d’un homme et d’une femme, mais ils n’ont plus l’occasion de les réaliser : dans ce monde inondé de gaz il n’y a plus d’arche de Noé pour se cacher, pour attendre un avenir encourageant. L’enfer de la Lutte Éternelle contraint les habitants de la Grotte de Glace à adopter une nouvelle loi : on mobilise même les femmes, Elza devient pilote de guerre, misérable captive d’un terrier de renard tournant entre des nuages. Elle ne supporte pas son destin, et lorsque dans une des grottes son amoureux est assassiné sous ses yeux, non par l’ennemi, mais par la discipline de guerre plus cruelle que l’ennemi, la dernière étincelle du patriotisme s’éteint en elle, elle conduit sa machine jusqu’à la terre ennemie qui la contraint à le servir. Et une fois au service de l’ennemi, tout lui devient indifférent, elle conduira elle-même l’attaque aérienne contre la ville où vit sa mère.

 

*

L’histoire est englobée dans un cadre étrange : il y avait un savant, dit la légende, qui avait construit, sur le modèle de notre globe, une Petite Terre. Sur cette Petite Terre tout se passait en accéléré comme sur la grande, et lorsque éclata la Guerre Éternelle, l’histoire de la Petite Terre en était au même point où l’ancienne paix avait été suspendue. Et en guise de conciliation et d’apaisement, l’écrivain permet de deviner le miracle incroyable et pourtant si compréhensible à l’époque de la relativité, que ce dont nous sommes les témoins, dans le monde où nous vivons, ce vers quoi nous allons, cet avenir effroyable, ne se passe pas sur la véritable grande Terre, scène de Dieu, mais sur cette petite terre que la ruse humaine s’est construite. Il reste donc l’espoir que nous recouvrerons un jour le véritable monde de Dieu, le Paradis, le Jardin d’Éden, c’est-à-dire ce même monde dans lequel nous vivons maintenant, si la Comète revient encore une fois et retourne la roue déréglée du temps, nous reconduit dans le salut du recueillement et du désir que nous, victimes malheureuses de l’Ordre du Progrès à Venir appelons : les beaux jours anciens, enfance et souvenir. À la recherche du temps perdu comme l’affiche le titre envoûtant de Proust.

 

*

Et c’est ici que réside la différence fondamentale qui fait que dans ce genre littéraire Babits, l’utopiste, apporte et représente plus que l’autre géant, H. G. Wells, dont l’utopie récemment parue traite également de l’avenir de l’Europe, et voit aussi le siècle qui s’approche sombre et sans espoir, et à la recherche d’une issue.

Le fantastique chez Wells est une fin en soi ; celui de Babits est un moyen au service d’une pensée supérieure. Chez Wells c’est un génial jeu de l’esprit, chez Babits un symbole redoutable, des lettres qui éclairent, à la lumière desquelles, comme sous cet autre "mene tekel", la substance des choses, leur contenu intérieur, apparaît dans des contours fantomatiques, en mouvement, nous montrant non seulement ce que nous voyons, mais aussi  la direction vers laquelle elle tend, comme l’enseigne la physique d’Einstein : dans la quatrième dimension du Temps. Une lumière verte, des rayons transperçant comme les rayons X, et comme étaient ces autres lettres sur le mur : dans le fier palais de Balthazar ils ont désigné les murs destinés à l’écroulement, et derrière notre visage souriant le crâne que nous serons.

L’utopie de Wells n’est que combinaison, celle de Babits est prophétie.

 

*

C’est pourquoi l’effet est si terre à terre et réel, sensuel au point de donner la chair de poule. Babits ne plaisante pas et ne joue pas la comédie : il ne revêt pas un style car il a des choses à dire. Des choses brûlantes et pressantes comme un rapport sur une maison en feu : il est tout autant habitant de la maison qui brûle que le lecteur, il souffre avec nous, plus que nous parce qu’il voit les flammes de près. Pour lui le sang coulera, il vient de se réveiller d’un cauchemar obsédant, il faut le déchiffrer, avec lui, ce qu’il signifie, ce qu’il prédit, ce à quoi on peut s’attendre après un tel cauchemar dans le royaume de l’éveil. Ce n’est ni du pessimisme, ni de l’optimisme, ce n’est plus une question de perception : il n’y a pas de moyen d’analyser dans l’âme du poète les conditions qui font qu’il voit noir ou moins sombre – la seule question qui surgit, avec une force inouïe : ce qu’il dit est-ce vrai ou non ? Récemment Aladár Schöpflin[3] a dit de ce livre : ce n’est pas une lecture reposante. C’est exact. La description d’une geôle de l’inquisition n’est pas amusante non plus dans la bouche d’un homme qui en a été l’habitant. Mais elle est fondamentalement importante pour celui qui risque de s’y trouver un jour.

 

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Bien qu’il s’adresse à nous depuis le Temps, in specie æternitatis, c’est aussi évident et vraisemblable qu’un rapport authentique qu’il nous transmettrait depuis la perspective de l’Espace. Babits, inspiré par l’Apocalypse, voit aussi bien ce jour du jugement, conséquence impitoyable des précédents, que le télescope, dans l’ordonnancement des continents, voit l’autre rivage de l’océan. Au-delà de l’esthétique du "plaire" ou du "déplaire", je suis planté devant son livre comme frappé par la révélation, face à laquelle il n’y a qu’un seul choix possible : je crois ou je ne crois pas ?

Si je ne crois pas, cela n’a aucun sens à propos de son nouveau livre, de parler de son art, de son talent poétique, de la force de son imagination ; j’ai d’autres occasions plus vastes de le faire en rendant hommage à sa poésie.

Mais s’il se produit ce qu’il veut… que je croie…

À quoi servent alors critique, hommage, exploration et conservation des valeurs ? Puisque d’après la prédiction tout cela se perd, se consume sur le grand bûcher que la civilisation humaine a édifié pour elle-même, propre à faire disparaître toutes les traces de la culture. Qui lira dans cette Société Parfaite que je rencontre chez Babits, ce qu’il adviendra de la Continuité de la Beauté, de l’histoire de la philosophie ?! Qu’adviendra-t-il de la statue impérissable et qui nous survivra, à laquelle nous avons suspendu, inconsciemment ou sciemment, notre regard pour écrire chaque mot bien réfléchi que nous voulions transmettre de nous-mêmes et les uns des autres, afin de laisser des traces là où nous ne serons pas ? Qui recevra la lettre que nous avons postée à notre petit-fils si nous transformons le bureau de poste et les bibliothèques en autant d’usines de gaz ?

 

*

C’est ce que je ressens, c’est ainsi que je le sens, c’est ce qui explique ces mots confus à propos de Babits. Son cri parvient à nos oreilles ainsi : la patrie est en danger, notre patrie, le Royaume des Lettres, la religion est en danger, cette religion dans laquelle on nous a baptisés, et son dogme principal, notre foi en l’au-delà, la source qui donne un sens à notre vie, le dogme que la parole s’envole et l’écrit reste – le livre est en danger, le livre, le livre ; jette la plume qui t’a servi à graver des signes sur le papier immortel, car il est immortel mais on peut le tuer – jette la plume, le burin, lève-toi, saute sur l’estrade, ouvre la bouche, défends le papier, non avec la plume, défends-le avec des mots, car l’anneau de flammes des buchers ne cesse de nous enserrer – pendant que tu te penches sur la feuille de papier dont les bords commencent à se racornir, à prendre feu, pour rendre hommage au frère poète pour des milliers d’élus, pendant ce temps l’arrière-arrière-petit-fils ressuscité d’Alaric[4], usurpateur des ondes radio caché entre les nuages, ameute des millions d’humains contre les bibliothèques d’Alexandrie, de Rome et d’Athènes, pour les détruire et les raser !

Pessimisme ? Optimisme ? Militarisme ? Pacifisme ?

Des mots insensés, ineptes, dans la fumée de la maison qui brûle !

Celui qui se contente de peser ou d’expliquer, peu importe pour ou contre, ne fait que jeter de l’huile sur le feu.

Poètes, pleurez plus fort pleurez en actes jusqu’au ciel – pleurez sans pitié !

 

Nyugat, 16 décembre 1933, n°24

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[1] D’un poème de Mihály Babits, Fortissimo, paru dans Nyugat, interdit par la censure en 1918.

[2] Elza, pilote, ou la société idéale (1933).

[3] Aladár Schöpflin (1872-1950). Critique littéraire, essayiste.

[4] Alaric 1er (370-410). Chef Wisigoth conducteur du sac de Rome en 410.