Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LA JUNGLE DES MACHINES
Vision dans la
rue
ette vision commence par un
spectacle de la rue, comme il est psychiquement normal : quelque chose
attire notre regard, puis nous comprenons pourquoi nous l’avons
trouvé cette fois plus bizarre que les autres fois.
Le hasard a voulu que j’aie
déjà vu plusieurs accidents urbains de mes propres yeux. Je
m’en suis fait une opinion, du point de vue de la circulation tout comme
de la psychologie. Mais ce n’est qu’une opinion. Pour parvenir
à la vérité y penser ne suffit pas, encore faut-il
qu’on la perçoive au moment opportun, également par hasard.
Cette fois, peut-être pour la raison
que, tandis que jusque-là j’avais vu écraser des gens, aujourd’hui
c’est un pauvre petit fox-terrier que la voiture a écrasé
sous mes yeux.
Naturellement c’est le chien qui
était en faute. Non seulement il n’avait pas fait attention, mais
il avait carrément recherché le danger. Il était
impossible de l’éviter, le chien faisait la course avec
l’auto, avec la fureur écervelée de sa race : il
jappait, il était hargneux, comme fou. C’était un jeune
chien, et de toute façon vous connaissez les fox-terriers qui exagèrent
en tout : comme si le simple fait de vivre et d’exister au monde
déclenchait en eux une permanente crise de nerfs sous l’effet de
l’enchantement – ils ne supportent pas cette sensation, veulent
sortir d’eux-mêmes, s’éclater, s’exprimer
à tout prix, et par rapport à leur émotion tout geste leur
paraît insuffisant. Pour l’homme c’est facile. Il rencontre
quelqu’un qu’il aime, il lui dit salut, ça me fait plaisir
de te voir, ou dans un cas plus banal : bonjour, très heureux,
comment allez-vous ? ou quelque chose de
semblable, sans que cela l’empêche de digérer et de respirer
tranquillement. Le fox-terrier, lui, a l’impression que pour exprimer la
joie qu’il ressent à ma vue, le moins qu’il puisse faire est
de tourner neuf fois sur lui-même à la vitesse d’une toupie,
puis de déchirer mon pantalon avant de finir par gober ma tête, la
suçoter, puis la recracher, le tout accompagné des râles et
des jappements adéquats.
Il est "compréhensible"
que d’un autre côté il ne soit pas capable d’exprimer
avec plus de prudence l’antipathie qu’il nourrit contre
l’automobile. Il veut absolument faire savoir aux pneumatiques et aux
tuyaux d’échappements qu’il désapprouve tout ce
tralala, et dans l’art et le désir écervelé de la
communication, en orateur ou un comédien inspiré, il omet de
regarder sous ses pieds, et déjà le malheur frappe, il tombe de
la chaire ou dans la trappe du souffleur.
Le garde-boue l’a attrapé,
l’a jeté en l’air, puis au sol. Le pauvre chien a juste
poussé un petit cri, ses yeux se sont exorbités, il était
visiblement étonné que la vie s’achève aussi rapidement,
cette aventure hors pair à laquelle il s’était
préparé depuis des centaines de milliers d’années,
sous diverses formes latentes et diverses tentatives, au royaume opaque et
complexe des cellules et des spores.
Je le répète, c’est le
chien qui était en faute, et pourtant, pour la première fois, une
chose m’est apparue en un éclair, une chose à laquelle
j’accrocherais amèrement un écriteau si j’en
étais capable, afin de transmettre
au lecteur ce balbutiement : "la place de la civilisation technique
dans la nature, en tant que situation sans exemple, paraît
désespérée".
Durant les susdites centaines de milliers
d’années le mécanisme vital fonctionnant avec les moyens
donnés par la nature ne s’est pas préparé à
ce "monde extérieur" créé non par elle, la nature,
mais a jailli du cerveau d’un de ses enfants monstrueux comme ce forgeron
boiteux de la mythologie. Elle n’avait pas prévu cet ennemi,
n’avait pas programmé son éventualité, n’avait
pas élaboré de défense contre lui, n’avait pas
construit d’armes. Les griffes et les dents, les poisons et les muscles,
et même les batteries électriques de la raie des océans,
sont des moyens dimensionnés à des adversaires et des ennemis vivants jusqu’à nos jours
– la nature n’a pas encore pris acte dans l’environnement de
l’apparition d’un nouveau
type d’être vivant. Il bouge et respire, il court, mange et se
reproduit, il déchiquette et tue comme les autres êtres vivants,
mais sa substance n’est pas une gelée de cellules et de plasma,
n’est pas une matière organique, mais une mixture de métal
et de pierre comme celle des objets inanimés.
Pauvre fox-terrier. Comment aurait-il pu se
douter que dans cet être vivant qui filait à côté de
lui, son créateur, la Raison Humaine, a oublié d’insuffler
une âme – il n’a pas d’âme que l’on
pourrait haïr ou aimer. Comment aurait-il pu s’en douter, alors
qu’il s’est comporté pareillement aux autres ? Il
filait, il respirait, il pétait, il attaquait.
*
Même la nature animale et
végétale blottie en nous ignorait encore il y a peu ce qui
s’est passé ici vraiment, et quel nouveau monde est en train de
naître – notre raison se doute déjà de quelque chose,
mais nos nerfs protestent désespérément, comme à la
veille de quelque événement cosmique qu’ils subissent pour
la première fois car il ne s’était jamais produit depuis
qu’une vie existe en ce monde.
Et tout à coup la vision
apparaît devant moi.
Quelle jungle effroyable que cette rue ici,
quelle forêt primitive, quel paysage préhistorique, quelle lutte
à la vie à la mort sévissant dans ces fougères
arborescentes, quelle germination fourmillante dans le sable du littoral
d’une nouvelle ère – danse échevelée
d’infusoires dans une goutte d’eau à laquelle une main
divine et ludique a ajouté une pincée d’acide !
L’agent de la circulation, les veines
enflées, hurle après nous – nous sautons sur le
côté, nous haletons : le nouveau monstre file en nous
frôlant.
Les Machines courent, munies de leurs
muscles effrayants, leurs poumons de dragons crachent le feu, des pattes-roues
plus dures que l’os ou la dent ou mon bras, avec des griffes de fer
écrasent tout. Elles zigzaguent et traversent les êtres vivants
gélatineux et baveux, telle une pluie de grêlons, une pluie de feu
tombant dans une fourmilière.
Malheureux vermisseaux des
métropoles, nous ne les remarquons même plus, nous y sommes
habitués – nous ne les
remarquons plus, mais nos nerfs récalcitrants vagissent et ils
tiraillent nos jambes, toute notre attention est alarmée par le danger
de Mort permanent et incolore, nous qui combattons pour nous traîner
d’un trottoir de la rue à l’autre.
En zigzag, à l’instar
d’une souris en fuite.
Par rapport à cette incessante lutte
pour la vie, quel jeu innocent qu’une nuit de la jungle africaine, le
signal lumineux s’allumant très rarement dans les yeux du chacal,
le klaxon rarement retentissant de la gorge du lion ?
J’ignore si vous avez vu les
actualités cinématographiques où, en retournant le microscope du temps, un photographe
astucieux présente la vie d’une rue londonienne moyennement
animée à midi, en prise de vues accélérées.
C’est un spectacle effrayant.
À donner des frissons dans le dos.
Les vers humains trébuchent
furieusement et sautillent à gauche et à droite exactement
à la façon dont l’eau éclabousse derrière la
frappe de la pagaie, ou dont le sang gicle quand frappe le poing de fer.
On ne comprend pas comment il est possible
que dans la statistique des accidents de la circulation le nombre de personnes
écrasées ne soit qu’au
plus cinquante fois plus grand que le nombre des autres êtres vivants
que d’autres prédateurs ont fait périr. (Sans compter
naturellement les bactéries.)
*
Civilisation ?
Quand les automobiles et autres
"véhicules" circuleront en cage au milieu de la rue.
Pesti
Napló, 24 juin 1934.