Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Nouveau "Mille et une nuitS"

Histoire contemporaine

Arriva la légende qui suit sur une île australienne et en un temps où les habitants de ce riche pays vivaient dans le matriarcat, ce qui veut dire que les femmes régnaient sur les hommes, contrairement à la manière d’autres lieux et d’autres temps, quand c’était également elles qui régnaient. Mais cela ne s’appelait pas matriarcat.

La reine du pays, Shéhérazade, par ailleurs la femme la plus belle et la plus intelligente sur toute l’île, vivait dans un mariage heureux avec son époux humble et fidèle, Tódor Spacsek, grossiste en babioles et bibelots à Norinberg, jusqu’au jour où le hasard révéla que l’époux ne méritait pas la confiance illimitée de sa majesté son épouse et reine. Un esclave renvoyé qui avait travaillé au poste de gérant dans les bureaux de Spacsek révéla à Shéhérazade que son mari la trompait : par le moyen d’une double comptabilité il lui cachait une certaine somme avec laquelle il s’était acheté un équipement de pêche à la ligne, parce qu’il aimait beaucoup cela.

Shéhérazade éclata d’une violente colère et la nuit même fit couper la tête de Spacsek et fit déchiqueter l’équipement de pêche à la ligne et le fit jeter en nourriture aux poissons.

Elle-même, afin de se remettre de son chagrin et de son désespoir, prit la route de son pays en incognito avec Manci, sa fidèle servante, à ses côtés. Elle parcourut l’île et la plupart des villégiatures huppées des pays voisins, mais hormis quelques aventures éphémères et légères elle se refusait désormais d’engager la conversation avec les hommes, allant disant que les hommes sont tous traîtres, infidèles et sans honneur, et qu’elle ne ferait jamais plus cadeau de sa confiance à aucun.

Lorsqu’elle fut déjà sur le retour de ses pérégrinations (pas plus que trois cents chameaux l’accompagnaient pour porter les lourdes charges acquises çà et là), sous les remparts de la capitale sa fidèle servante Manci lui rappela prudemment que selon les lois du pays elle ne pouvait pas vivre sans mari, et quelle que soit sa répulsion elle devait absolument en prendre un si elle voulait regagner son trône.

D’abord Shéhérazade ne voulut pas en entendre parler, puis elle poussa un ricanement sinistre. Elle dit d’une voix menaçante :

- Entendu, Manci, je me marie, mais vous allez bientôt voir ce que signifiera dans l’avenir d’être l’époux de Shéhérazade. Procure-moi donc un mari pour demain, ce peut être n’importe qui à condition qu’il soit blond et grand et qu’il n’enchérisse pas trois piques sur mes deux carreaux si ceux-ci me suffisent pour la manche.

Le lendemain tout Bagdad était pavoisée pour fêter solennellement les noces de la reine. Le mariage fut suivi d’un repas de mille couverts, de danse et de bridge, puis le nouveau couple fut introduit dans le château nuptial, et le peuple du pays put aller dormir tranquille.

Pour ne se réveiller que le lendemain matin sur une horrible réalité.

À l’issue de la nuit de noces, avant l’aurore, Shéhérazade avait fait couper la tête de son nouveau mari.

En même temps elle ordonna qu’on lui présente un nouveau fiancé pour le soir, parce qu’elle voulait se remarier dans les festivités solennelles habituelles.

Et le lendemain tôt, le mari suivant était mort lui aussi…

Cela se passa ainsi durant des années. Exécution le matin, noce le soir.

Malgré l’affection illimitée, l’admiration et la confiance que les sujets nourrissaient pour leur reine, ils commencèrent à grogner. Les journaux d’extrême gauche commencèrent à faire entendre que la politique du gouvernement Shéhérazade risquait de ne plus susciter la sympathie nécessaire à l’étranger, mais aussi du point de vue de la politique intérieure ces trop fréquents mariages faisaient désordre et pesaient lourd sur le budget. Naturellement ces voix destructrices furent suivies de graves mesures de rétorsion, plusieurs journalistes furent condamnés aux travaux forcés, voire l’un, le nommé Weisslovits, à épouser la reine. À partir de ce jour tout le monde se tint coi, car la reine rangeait simplement les récalcitrants parmi ses maris d’un jour.

Or un matin, un miracle se produisit.

Un jeune homme au visage rêveur et aux yeux noirs se présenta à la cour ; il se nommait Schahriar, il se disait collaborateur extérieur d’une revue de belles lettres. Il déclara être volontaire pour se marier avec la reine. Quand on lui demanda s’il avait perdu la tête, il haussa les épaules et répondit qu’il avait vu la reine à la piscine à vagues et elle lui avait tellement plu qu’il était prêt à sacrifier sa vie pour une unique nuit de bonheur avec elle.

Le mariage fut conclu avant la fin de la semaine.

Lorsqu’à l’issue des agapes le couple royal fit son entrée au château nuptial, Shéhérazade jeta à terre du bout des doigts sa couronne de myrtes et sa robe de mariée, puis leva un regard distrait sur son mari. Elle dit :

- Ah oui, c’est vous qui étiez candidat volontaire ? Si cela me revient à l’esprit, c’est parce que vous êtes petit et brun, alors qu’on m’envoie généralement des grands blonds. Mais cet après-midi vous avez passablement bien réussi ce grand chelem. C’est dommage pour vous. Pourquoi vous suicidez-vous ?

- Parce que je t’aime, Shéhérazade, répondit le jeune homme.

- À d’autres, mon petit.

- Majesté, m’autorises-tu à te raconter une histoire ? Il me semble que tu n’as pas encore sommeil, je pourrai peut-être te divertir une petite heure.

Shéhérazade, qui au demeurant n’était pas d’humeur amoureuse (ce matin-là le ministre des affaires étrangères lui avait communiqué que les relations tendues avec l’Angleterre retardaient la livraison de sa nouvelle robe de chambre à doublure de soie rouge), haussa les épaules.

Et Schahriar se mit à raconter l’histoire du voyage merveilleux de Sindbad le marin au pays de l’oiseau Rokh…

Au bout d’une demi-heure Shéhérazade l’arrêta :

- Écoutez, mon petit, ne m’en veuillez pas de vous interrompre. Mais vous avez manifestement découpé toute cette ennuyeuse histoire dans les Mille et une Nuits afin d’éveiller ma curiosité pour la suite et pour que je ne vous fasse pas exécuter le matin. C’est pour moi, professeur en art amoureux, que vous inventez des trucs pareils ? Vous devriez avoir honte. Seul un poète peut être aussi tête en l'air.

Schahriar se sentit blêmir. Mais il dissimula sa peur. Il écarta les bras en souriant.

- Je suis étonné de ne pas te plaire, Shéhérazade. L’autre jour quand j’ai raconté cette même histoire à Böske[1]

Shéhérazade se mit assise dans son lit.

- Vous connaissez Böske Strassburger ?

Schahriar fit un geste de mépris.

- Si je la connais ? Comme ma poche ! C’est même elle qui m’a mis la puce à l’oreille à votre propos. Je pourrais vous en raconter long à propos de la Böske…

Les yeux de Shéhérazade s’enflammèrent.

- Dites-moi vite… Comment vous vous appelez déjà… ?

- Pista. Mais en ce qui concerne Böske, ne m’en veuillez pas, ma petite Zadi, je lui ai fait serment de ne pas divulguer ce qu’elle m’a révélé d’elle-même ni ce qu’elle m’a raconté à propos de Terka, son histoire avec l’ingénieur italien…

- Comment ça, vous avez prêté serment ! – s’indigna Shéhérazade en tapant de ses petits pieds descendus du bord du lit. – Vous allez me raconter cela immédiatement… Je sais tout de toute façon sur cette sainte-nitouche qui est source de tous les commérages à mon propos, moi qui ne peux être le sujet d’aucun soupçon… Je veux seulement savoir si elle se met un fond de teint…

Et le pauvre Schahriar fut obligé d’entamer un long compte rendu de ce qu’il avait entendu et ce qu’il savait sur Böske, soit d’elle-même, soit rapporté par des connaissances communes.

Vers le petit matin il déclara avoir perdu la voix et n’être plus en mesure de continuer.

Shéhérazade  fut obligée de l’autoriser à dormir pour récupérer, mais il dut jurer de poursuivre le lendemain.

L’histoire se répéta chaque soir.

Schahriar le rusé raconta pendant mille et une nuits à Shéhérazade différents commérages sur ses amies et leurs aventures sentimentales. Chaque jour au petit matin il s’arrêtait là où cela passionnait le plus Shéhérazade.

Au bout de trois ans Shéhérazade déclara solennellement à l’assemblée territoriale qu’elle l’avait choisi définitivement pour mari et qui plus est, elle abdiquait le trône en sa faveur à lui.

À compter de ce jour c’est Schahriar qui régna sous le nom de Pista 1er. Ce fut le début d’une ère de prospérité et de bonheur sans nuages dans le pays.

 

Pesti Napló, 15 juillet 1934.

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[1] Équivalent hongrois de Babette.