Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
VARIATIONS SUR UNE VIEILLE CORDE
À
propos du débat "petite canaille" du journal
Magyarország
Mon petit bon Dieu, que de discours
intelligents des deux côtés dans ce débat d’une jeunesse
éternelle, toujours violent, comment traiter l’enfant : avec
discipline et sévérité, dans l’intérêt
d’une société morale et solide, ou avec indulgence et une
bonté admirative, dans l’intérêt de
l’enfant ? Que de discours intelligents, et si l’accent est
plus mis sur "que de" que
sur "intelligents", cela
n’a rien qui qualifierait ce débat d’inutile, je trouve
seulement que cette grande intelligence est un peu stérile, et que les
deux parties méprisent un peu leurs positions respectives, or les deux ont
raison, ou alors aucune n’a raison, ou bien encore c’est celui qui
affirme que les deux ne peuvent pas avoir raison qui a raison.
*
Comment les deux côtés
pourraient-ils avoir raison, alors qu’une fois de plus la question a
été posée de façon à rendre toute
réponse impossible : alors Toto, veux-tu nous dire, deux abricots
et trois prunes, combien ça fait de poires ? Qu’il soit dit
à leur décharge, ce n’est pas eux qui ont posé la
question, mais comme de coutume, elle a été posée par la
vie : cet enfant de quatorze ans a encore sauté par la
fenêtre parce qu’on le soupçonnait de vol ; on a eu
beau s’époumoner à lui expliquer, la fois
précédente quand il s’est tiré une balle dans la
tête, que ce n’est pas comme ça, mais que vraiment ça
ne se fait pas, ce n’est pas comme ça qu’on arrange les
choses, il faut être plus fort, il faut être plus faible,
etc. ; il aurait mieux valu le tirer dans un coin et lui expliquer
franchement, avec un peu de modestie, de quoi il s’agit :
écoute, fiston, un suicide est une affaire privée, ça ne
regarde pas les autres, mais le suicide des enfants est trop pénible pour nous, adultes, tu nous mets dans
une situation extraordinairement inconfortable avec ton suicide, simplement
parce que nous ne savons pas quoi en dire entre nous, quoi nous
répondre ; sur ce chapitre nous ne sommes pas suffisamment
préparés, on va échouer à l’examen, je vais
te souffler à l’oreille mais ne le dis à personne, nous
sommes trop stupides pour ce problème, et si tu te tues, il
apparaîtra d’une part que tu es un petit bêta, ce qui
étant enfant est ton droit, mais hélas au même moment il
apparaîtra aussi que nous adultes sommes des ânes
bâtés ; ce qui est très grave, parce qu’il n’y
a aucun être plus adulte que les adultes à disposition pour
guérir ou punir notre ânerie : on nous a bien promis la
survenue d’un Überâne,
d’un Homme Supérieur par rapport auquel nous ne serions que des
enfants, mais il ne s’est pas encore manifesté, je vais te dire
mais que ça reste entre nous : ce serait un grand blâme pour nous ;
s’il te plaît, fais-nous plaisir et ne saute pas par la
fenêtre. Alors l’enfant, non parce qu’il serait devenu plus
intelligent, mais parce qu’il est plus tendre et plus indulgent que nous,
nous aurait rendu le service demandé.
*
Ce ne serait naturellement qu’une
conversation privée, Dieu nous garde de sa divulgation, que deviendrait
alors le "principe d’autorité" que (comme je le vois
dans diverses interventions) on favorise tant ces temps-ci de par le monde,
avec une sévérité et (presque) une menace, comme si le
frère exigeant la soumission à l’ordre du Père (ou
du Führer) s’imaginait lui-même être mon père. Il
faudra y prendre garde, vous vous souvenez n’est-ce pas du grand coup que
mes confrères m’ont asséné sur la tête il y a
deux ans, lorsqu’en ma qualité de journaliste, je me suis permis
de prendre position dans une algarade entre un professeur et un lycéen,
même si, conformément à la déontologie, je
n’ai élevé la voix qu’une fois que le lycéen
s’est tué. Je n’ai donc cette fois aucun reproche à
faire aux différentes positions, j’assumerai tout au plus la
fonction de médiateur, invitant les débatteurs à une plus
grande prudence. Et aussi à un peu… comment dire, sans les
insulter… à un peu de bonhomie, à un peu d’humour, si
cela m’est permis, un peu d’humour qui nuit peut-être
à l’autorité car rien n’est sacré pour lui,
mais en même temps il est un excellent remède contre un
excès d’amour-propre et il nous enseigne une meilleure
connaissance et un meilleur contrôle de nous-mêmes. Parmi les intervenants
– voici un exemple – l’un d’eux, principalement au nom
de la psychologie individuelle, mais
plus généralement en tant qu’apôtre de la
psychanalyse, a accablé le pimpant prédicateur arrogant de la
"canne de jonc" – il en a bien été puni le
lendemain : un des piliers de la société forte, respectueuse
et "responsable", ne signant que de ses initiales, a tout simplement
rendu responsable Freud avec ses disciples et toutes les
"jérémiades psychologisantes", responsables de ces
"petites canailles" qu’il vaut mieux laisser se tuer, car de
toute façon elles ne deviendraient que des gredins, des anarchistes et
des socialos. On serait tenté de croire que l’opinion publique
s’est définitivement, inexorablement et sans retour scindée
en deux : une partie veut, au nom de la Race et de la Nation et de
l’Idéal Social, extirper tout ce qui est individuel – une
autre partie se révolte contre toute loi collective, tend à
détruire le monde – aucun espoir qu’elles se comprennent,
inévitablement elles s’affronteront un jour. Or de quoi
s’agit-il ? Il s’agit tout simplement de ce que le professeur
G. P., lorsqu’il s’est déchaîné contre les
adléristes et les stekelistes[1], il l’a fait parce qu’il avait
imaginé un vilain petit Toto de Lipótváros[2], obèse, sur-éduqué,
sur-gâté et sur-psychologisé ; ce professeur
(croyez-moi) nous le détestons tous, avec tous les psychanalystes de bon
goût, et pour ma part je serais partant pour l’arroser à la
bouteille d’eau de Seltz, malgré ou peut-être parce que
j’adore les enfants ; de son côté Monsieur B. S.,
le psychologue de l’individu imaginait, lui, un père ou un
enseignant stupide, borné, défoulant tous ses mauvais instincts,
qui n’a pas purgé par "l’analyse" sa
méchanceté et son sadisme, il est capable de fouetter à la
corde mouillée, à la cave, l’enfant innocent, pâle et
maigrichon. Ainsi tous les deux étaient enragés l’un contre
l’autre au nom de la vérité, dans la défense du
même idéal vrai et
juste, que (dès que cesse le débat) nous, âmes intactes et
saines, connaissons pareillement bien, surtout si nous sommes aussi
pères, nous qui sommes fiers de nos enfants, qui les protégeons
et les aimons timidement, avec fierté et en même temps angoisse,
qui tentons tout ce à quoi nous contraint cette vie folle, multiple et
contradictoire : tantôt avec sévérité,
tantôt avec bonté.
Nous ne nous emportons avec colère
qui si nous sommes emportés par notre imagination.
*
Car c’est l’imagination qui a
emporté aussi celui dont la méthode d’éducation
préconise la sévérité, comme l’adepte de la
patience inconditionnelle. Parties en guerre, freinez vos élans. En ce
qui concerne les adeptes de Freud, je leur ai moi-même mené la vie
dure dans mes moments de bonne humeur, par pure affection, compte tenu
d’exagérations manifestes. Je ressens toujours, aujourd’hui
encore, respect et recueillement pour le Découvreur qui au
crépuscule du siècle dernier a réveillé le
nourrisson ensommeillé au fond de notre âme – et
j’affirme qu’après la thèse de Darwin que le
naturalisme a vulgarisé par le slogan "l’animal dans
l’homme", le doux et fin enseignement freudien sur
"l’enfant dans l’homme" a utilement élevé
et approfondi les sciences humaines. Voir comment l’esprit de
l’époque transforme une science en une philosophie et une vision
sociétale… Cela ne dépend pas de l’erreur ou de la
vertu du savant, il n’y est pour rien. C’est une question de
tempérament et de talent – chacun tire ses conclusions des
découvertes selon son intelligence, son cœur, ses goûts, son
corps et son âme.
*
Personnellement je n’ai pas conclu
beaucoup plus que ce dont, de toute façon, je me doutais.
D’après Nietzsche, celui qui
va voir une femme, doit emporter sa cravache. Moi, mon instinct me souffle que
celui qui va voir un enfant doit déposer même son bruyant
trousseau de clés qui nous sert à ouvrir l’armoire des
habitudes : il doit marcher sur la pointe des pieds car il
s’approche d’une âme qui dort, et on ne peut pas encore
savoir ce dont elle a plus besoin, de ses rêves ou du réveil.
Ne prétendons pas être trop
intelligents, et ainsi nous ne paraîtrons pas trop stupides aux yeux de
nos enfants.
N’oublie pas : tu ne seras plus,
mais il se souviendra encore de toi. Penses-y : il peut survivre au nombre
de tes années, mais il survivra dans
tous les cas à l’époque dans laquelle tu as vécu
– le temps viendra où il sera plus vieux et plus sage que toi, il
saura plus que ce que tu as su, c’est lui qui sera ton père, et
dans sa mémoire tu vivras comme un enfant.
Il n’est pas tellement enfant, par rapport à toi. Et tu n’es pas aussi adulte que tu le crois.
Rien ne vous empêche
d’être amis.
Toute l’espèce est si jeune
– quelques centaines de milliers d’années, il n’y a
guère de différence entre l’expérience
accumulée transmissible aux descendants et le contenu de
l’expérience d’une vie. Comme tout notre savoir est
infantile par rapport à la sagesse des arbres de plusieurs millions
d’années – même nos dieux sont des enfants ! Nous
vieillissons en enfants, et déjà dix ou vingt ans nous séparent :
comment a déjà dit Montefiore[3] à quatre-vingt-dix ans ?
« Je me sens frais comme un jeune homme de soixante-dix
ans. »
Enfant et adulte !
« Kinder, wenn ihr nicht gar so
dumm wäret »[4] - ainsi hochait la tête le vieux
Goethe, à propos des critiques sexagénaires de son
deuxième Faust.
Enfant et adulte…
Éducation… Formation des parents…
Ils en ont tous bien besoins. Nous pouvons
vaillamment nous inscrire à la même école.
Pesti
Napló, 19 août 1934.
[1] Adlériste : adepte d’Adler, psychanalyste, adversaire de Freud.
Stekeliste : adepte de Stekel(1868-1940), psychanalyste autrichien, adepte de Freud.
[2] Quartier élégant de Pest en face du Pont Margit.
[3] Moïse Montefiore (1784-1885). Important financier et industriel anglais.
[4] Oh, enfants, si vous n’étiez pas aussi stupides.