Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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UNION DES AMIS DE LA RADIO

(Soutenons la radio !)

Ce n’est ni de la propagande, ni de la réclame – c’est le cri dans la nuit d’un cœur enthousiaste, brûlant pour la culture hongroise.

Qui frappe pudiquement à la porte des oreilles sourdes et des cœurs orgueilleux des riches et des nantis.

Soutenons la radio !

Si je comparais à quelque chose mon présent appel, ou pour parler plus dignement, mon présent manifeste à la société hongroise, je le comparerais au mouvement qui au début des années trente du siècle dernier, sur l’initiative de l’aristocratie s’efforçait d’éveiller l’intérêt dans le sein des filles de la nation pour la cause du théâtre hongrois et des "journaliers" de la patrie.

Soutenons la pauvre radio hongroise, Mesdames et Messieurs.

J’ai l’honneur de fonder solennellement par la présente l’Union des Amis de la Radio.

Je ne suis pas sans savoir que cette scène rappelle avec éclat le relief que l’on peut voir au fronton de l’Académie des Sciences montrant Széchenyi qui fonde l’Académie.

Je n’ai pas droit à la parole, je ne suis pas un père de la nation, mais si l’Union des Amis de la Radio voit le jour, je suis prêt à renoncer à une année d’émoluments du comité directeur. Je serai nourri par mes amis qui, j’en suis sûr, sont prêts à partager avec moi jusqu’à ma dernière bouchée.

Je n’arrive pas à comprendre pourquoi cette union n’a pas déjà été créée.

Qu’est-ce qui explique cette indifférence qui frôle presque l’hostilité avec laquelle les gens de culture en Hongrie se refusent de soutenir la radio qui, pour cette raison, lutte dans le marécage de la torpeur pour les idéaux les plus élevés, avec cinq cent mille abonnés à deux quarante par mois.

La plupart ne savent même pas ce qu’est la radio, ça se mange ou ça sert à s’asseoir dessus ? Il y en a qui la confonde avec une botte de radis, par exemple les membres de la commission des programmes.

Pourtant cette radio n’est pas un radis si creux que ça, il suffit de se la creuser un peu.

Et ceux qui la connaissent et savent à peu près de quoi il s’agit, n’arrêtent pas de se plaindre et de répéter que tout cela n’en vaut pas la chandelle.

Tout le mal qu’on crie d’elle ! Alors qu’elle est la boîte la plus placide de la Terre.[1]

On lui reproche ce qui y manque, plutôt qu’honorer ce qui s’y trouve. À l’instar de mon lointain presque homonyme Kazinczy je me sens la vocation d’attirer l’attention des auditeurs les plus exigeants sur toutes les beautés cachées avec lesquelles les généreux apôtres de l’art radiophonique procurent des délices à notre corps et à notre âme en nous enseignant le bien et le beau et le juste. C’est tout juste si je m’interdis l’usage de l’expression "beauté divine" pour éviter les malentendus.

Ces beautés sont cachées ? Tant pis, je suis là pour les arracher à la pénombre que ça plaise ou non auxdites beautés.

Pour ma part je suis un admirateur fervent de la radio hongroise. Demandez à n’importe qui : où que la radio hongroise vienne sur le tapis, j’interviens toujours ; ce n’est pas vrai, vous avez tort, la radio hongroise est excellente, vous vous trompez, vous êtes partial, la programmation est splendide.

Le simple fait déjà, voyez-vous, qu’on puisse tout entendre si l’on veut, sans fil, sans rien. N’est-ce pas magnifique ? Pensez-y. La voix vient de l’émetteur, et moi je n’ai rien à faire. Tout le mérite revient au dévouement de la station émettrice.

Et puis toutes ces rubriques superbes, autant de beautés et d’intelligences désopilantes.

Tôt le matin j’apprends le niveau des eaux. Il n’y avait pas ça autrefois. On avait beau courir toute la journée, c’était souvent tard, en fin d’après-midi seulement, qu’on était renseigné sur le niveau des eaux, alors que ça n’avait plus d’utilité, le niveau avait même changé depuis le matin. Désormais je sais à quoi m’en tenir, je peux parfaitement harmoniser mes occupations du jour avec le niveau des eaux. Et que de détails on nous communique ! On les répète même. Dans le genre : « 526 millimètres, je répète, 526 millimètres », à l’attention des personnes distraites ou mal réveillées qui auraient compris le premier nombre de 526 comme 943. Et que de niveaux d’eaux ! Ça prend une demi-heure, ce véritable amoncellement de niveaux d’eau.

Viennent ensuite les informations météorologiques, qui nous apprennent que le ciel se couvre, et que la pluie qui m’a trempé hier soir n’était pas venue du sud-ouest mais du sud-est, ce qui bien sûr est différent.

Et comme les nouvelles du jour sont formatrices – surtout si on les écoute pendant qu’on lit son journal du matin, car il est fort amusant de lire quelque chose que l’on nous hurle en même temps à l’oreille. Les sourds d’oreille qui n’entendent pas ce qu’ils lisent c’est tout aussi impayable que pour les myopes qui ne voient pas ce qu’ils entendent.

Une mention particulière pour la Demi-heure estudiantine. On regrette chaque fois de ne pouvoir se sentir étudiant que pendant trente minutes, oubliant cette vie de misère qui depuis lors nous a gâché l’envie de vivre. Moi, chaque fois que j’écoute la Demi-heure estudiantine, je ferme soigneusement la porte pour ne pas être dérangé par le bachotage de mon fils étudiant dans la pièce voisine. Quand il sera grand, il pourra lui aussi l’écouter et jouir des riches beautés de cette demi-heure étudiante. Après tout un enfant ne doit pas tout savoir. Moi non plus je n’écoutais pas de Demi-heure estudiantine quand j’étais étudiant, vu qu’il n’y avait pas encore la radio.

La même chose vaut aussi pour la Demi-heure enfantine. Je l’écouterais jusqu’au matin. Mes enfants aussi ont leur opinion. Je préfère la taire.

Mon émission préférée est cependant Conseils pour la ménagère. Quelles succulentes recettes ! Un de mes amis rescapé d’un naufrage m’a raconté qu’ils flottaient au milieu de l’Océan Atlantique lui et son compagnon, accrochés à une seule planche, ils n’avaient rien d’autre qu’un récepteur  radio. Son compagnon a exprès cherché Budapest pour écouter ces recettes, ça lui a d’ailleurs permis de mourir d’inanition le cinquième jour tout en ayant l’eau à la bouche.

À propos de l’eau à la bouche je pense aux leçons de langues qui à mon avis permettent de mieux apprécier la rubrique Commémorons nos grands hommes, en particulier ceux de nos grands qui sont encore en vie et que nous connaissions quand nous étions petits.

Je trouve également une relation tout aussi juste et logique  entre la gymnastique du matin et les programmes des soirées – celui qui s’est bien rafraîchi le matin en exécutant les exercices, supportera plus facilement ces soirées, en particulier la Nouvelle d’un Auteur Inconnu, qui doit être lui-même un gymnaste de qualité s’il a pu gagner le droit de faire lecture de sa nouvelle.

Après tout cela la société comprendra pourquoi je souhaite créer l’Union des Amis de la Radio.

Si mon entreprise est couronnée de succès, j’aimerais aussi fonder l’Union des Amis de l’Épidémie de Grippe en considération de la profession médicale, en effet les épidémies donnent une excellente occasion aux médecins d’étudier cette maladie.

Je fonderai enfin l’Union des Amis de Ceux qui Sortent les Pieds de l’édredon, qui ont donc compris la vieille sagesse du Tsigane simple qui dit que le meilleur remède contre le froid est de sortir les pieds de la couette – quel plaisir et quelle ivresse c’est ensuite le moment de glisser les pieds en dessous.

Après tout, il est possible de couper le sifflet de sa radio.

 

Színházi Élet, n°46, 1934.

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[1] Allusion au poème "La Tisza" de Sándor Petőfi.