Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JUBILÉ DU FAUTEUIL MAGIQUE
(Confessions
de l’auteur)
Quelle est
déjà la formule habituelle dans ces cas-là ? Monsieur
le Directeur, je me fais un plaisir d’accéder à votre sollicitation
pressante…
C’est ainsi qu’on a coutume de
commencer, et c’est ainsi que je commencerais moi-même s’il
ne s’agissait pas du Fauteuil
magique, mais d’une autre de mes œuvres. Néanmoins,
à propos de cette pièce en un acte un peu particulière, je
sens ce style affecté, sinon immoral, en tout cas inapproprié.
Je vais vous dire, je n’hésite
pas, comme si j’étais assis dans ce fauteuil : c’est
moi-même qui ai proposé de vous raconter, à
l’occasion du vingtième anniversaire de la première du Fauteuil magique, l’histoire de la
genèse de cette scène de cabaret autrefois fameuse,
aujourd’hui de réputation plutôt douteuse, ainsi que mes
souvenirs à son propos.
Mais tout d’abord, pour les ignorants
qui n’ont que vingt-cinq ans aujourd’hui (c’est
l’âge que j’avais moi aussi lorsque j’ai écrit Le Fauteuil magique), je dois fournir
quelques mots d’éclaircissement : l’objet et le truc de
la pièce de cabaret en un acte Le
Fauteuil magique est le fauteuil
magique du titre lui-même, l’invention d’un génie
méconnu et désespéré, que celui-ci place par
vengeance dans le bureau du secrétaire d’État chargé
notamment des affaires de brevets. La personne qui s’assoit dans ce
fauteuil et aussi longtemps qu’elle y reste, dit mot à mot tout ce
qu’elle pense, elle divulgue sans peur et sans complexe ses opinions les
plus secrètes, dans les termes les plus familiers et les plus crus qui
en cours de conversation accompagnent souvent dans notre for intérieur
les formules de politesse prononcées (voir mon essai intitulé
"Moi et bibi")
– elle les prononce, mais elle ne prononce que celles-là, puis, une fois que la personne se lève
du fauteuil, oubliant ce qu’elle vient de dire (et croyant qu’elle
continue la conversation commencée), c’est elle qui est le plus
étonnée de l’effet que sa sincérité a
causé. Le contraste entre le discours et le discours intérieur (pensées sincères)
provoque l’effet le plus grotesque et le plus bizarre si le malheureux,
la victime qui ne se doute de rien, prend place dans le fauteuil au milieu d’une phrase
commencée : la seconde moitié de la phrase
revêtira une contradiction inattendue avec son début. Par exemple,
la phrase obséquieuse du secrétaire d’État
commençant par « oh, Votre Excellence, comment vous
dire ? Votre dernier discours au parlement est plus que ce que vos
admirateurs les plus brûlants pouvaient attendre de vous… ce
discours… je ne trouve pas des mots assez dignes… ce discours (il s’assoit dans le fauteuil) est
l’ânerie la plus énorme qu’un homme
d’état responsable a jamais vomi de sa bouche. »
Bien sûr, dans cette pièce
bouffonne l’idée malicieuse du fauteuil magique provoquera des
complications amusantes : une révolution risque
d’éclater, et seule l’intervention de l’inventeur, Maître
Genius, empêchera que la comédie ne dégénère
en tragédie.
L’actuel Théâtre de la
Cité (qui s’appelait alors Scène Moderne) a
créé Le Fauteuil magique
il y a vingt ans, dans la mise en scène d’Artúr
Bárdos[1]. Le succès a été
grand, les comédiens excellents (Boross, Kökény et la
brillante troupe d’élite de cette grande époque du cabaret,
lorsqu’un auteur était plus fier d’un succès de
cabaret ; le succès moral était plus grand que si sa
pièce avait été montée au Théâtre
National) – je me souviens parfaitement, je me tenais les côtes de
rire de leur jeu, et le public dans les rangées du fond se mettait
debout pour ne pas rater le spectacle chaque fois qu’un des acteurs
s’approchait du fauteuil magique.
On l’a joué quelque cent vingt
fois sans interruption, on l’a souvent repris depuis partout, et Le Fauteuil magique est aussi
jusqu’à nos jours un des programmes favoris des troupes
d’amateurs. Il a récolté des succès en traduction
dans toutes les grandes villes de l’Europe sous les titres de Magischer Stuhl, Magic seat et Chaise magique.
Il m’a fait encaisser beaucoup d’argent pendant des années,
et j’ai ensuite rétrocédé les droits commerciaux
à Sándor Márton[2] ; depuis c’est lui qui
détient le copyright. Je mentionne son nom sans y être
intéressé, parce que la pièce ne me rapporte plus rien.
D’ailleurs, le sujet a ressurgi depuis dans plusieurs variantes, sous
forme de pièces en un acte, d’opérettes ou de
comédies. Un jour j’ai même porté plainte pour
plagiat contre une célèbre entreprise d’opérettes
européenne, hélas sans résultat : le tribunal a
jugé que nous avions tous les deux
dérobé le sujet d’une source commune. Des années
plus tard il s’est avéré que cette source
"commune" était "le fauteuil magique"
lui-même, une édition destinée aux théâtres
qui avait par hasard omis d’y faire figurer mon nom. J’ai aussi
souvent été et je suis encore hanté par
l’idée fixe qu’un des trucs scéniques du célèbre
L’étrange Intermède
de O’Neill, la pensée
d’accompagnement dite sous le feu magique des projecteurs, ne serait
peut-être non plus née si son auteur n’avait pas
été inspiré directement ou indirectement par
l’idée du Fauteuil magique.
Jusqu’à présent je suis
satisfait de la carrière de ma petite pièce si
particulière. Apparemment elle résiste bien au temps. Surtout
quant à ses idées de base, mais on peut en dire autant de la
forme. Un jour Ferenc Molnár m’a reproché comme
sacrilège envers moi-même de galvauder un si bon sujet aussi
original dans une pièce en un acte ; dans une pièce en trois
actes j’aurais pu en récolter un succès mondial et gagner
énormément d’argent. C’est bien possible. Cependant,
en dépit de mon intérêt personnel, je crois que d’un
point de vue dramaturgique j’ai choisi le genre qui convenait.
L’idée et le message satirique général (s’il y
en a dedans) est mieux digeste, se grave, se retient plus facilement sous cette
forme concise. Apparemment beaucoup l’ont retenu, non seulement tous les
auteurs de cabarets nationaux et internationaux qui en ont fait leur cuisine
sous une forme ou une autre, croyant naïvement que le public avait
certainement déjà oublié l’original. Le public ne
l’a pas oublié, tout au moins pas ce qui y est important : la
pensée. Le Fauteuil magique
est devenu proverbe en un certain sens ; il y en a qui n’ont jamais
entendu parler de la pièce elle-même, ou qui ignorent qu’il
s’agit de cette pièce-là, et qui la citent quand même
dès qu’ils veulent évoquer la sincérité
jaillie involontairement : « tiens, serais-tu assis dans le
fauteuil magique ? » ou « tu ne dirais pas cela si
tu t’asseyais dans le fauteuil magique ! » ou bien
« mais que dirait cet individu assis dans le fauteuil
magique ? ».
Maintenant, jour du vingtième
anniversaire, l’occasion paraîtrait parfaite pour exploiter ma
propre idée et inventer en tant qu’humoriste une sorte de jeu, en
appliquant la légende du fauteuil magique aux conditions changées
depuis vingt ans : écrire qui dirait quoi aujourd’hui s’il s’asseyait dans le fauteuil
magique. Je pourrais aussi en écrire une variante caricaturale, mais
j’avoue franchement que je n’y trouve rien à railler. De
toute façon on ne peut railler et distordre qu’une image sérieuse, pour ne pas dire une image
infatuée – or dans Le
Fauteuil magique je ne sens rien de prétentieux ou
présomptueux. C’est ainsi que deux de mes anciennes thèses
se légitiment : l’une qu’en humour je ne plaisante
jamais, et l’autre qu’il est impossible de dire une blague en
blaguant.
Non, non, laissons cela – ne faisons
pas asseoir, même en pensée les favoris de notre temps dans le
fauteuil magique original. Qu’est-ce que cela apporterait au
lecteur ? Admettons que j’apprendrais ce que dirait à mon avis Gömbös[3] ou Mussolini dans le fauteuil magique
– ce qui échapperait à Greta Garbo, Chaplin ou Bernard
Shaw ; ça apprendrait quoi au lecteur ? Tout au plus que selon
mon avis sincère ces dames et
ces messieurs ont telle et telle opinion véritable – et même
cela seulement sous réserve de l’hypothèse qu’une
telle commodité magique puisse exister, or franchement, elle
n’existe pas. La semaine dernière, à propos d’une
audience sérieuse au tribunal, Színházi
Élet (Vie Théâtrale) a lancé à un certain
nombre d’entre nous une question circulaire pour savoir ce que nous
pensons du sérum de
vérité que les médecins ont paraît-il
inventé, et qui devrait permettre d’extorquer des aveux à
des criminels endurcis. J’ai répondu que la
sincérité des imbéciles ne m’intéressait
pas : je suis assez grand pour deviner leurs "pensées"
par déduction – quant aux intelligents, ils disent leurs
pensées tous seuls car ils n’ont rien à cacher. Deux choses
ressortent toujours des opinions concernant nos congénères :
la personnalité de celui qui parle et celle de qui il parle. C’est
ce que j’ai appelé un jour la relativité des âmes.
De toute façon les psychanalystes
modernes contestent la faculté de sincérité absolue – ils sont d’avis
que nous ne sommes jamais sincères même
envers nous-mêmes, toutes nos vues, opinions, jugements, toute notre
conception du monde (nos façons d’arbitrer) sont
prédéterminés par une sorte d’intérêt
vital extérieur ou intérieur.
J’en suis arrivé à la
conclusion qu’il existe quelque chose de bien plus intéressant,
excitant, plus riche en enseignements, que même la
sincérité la plus totale : et cette chose est le mensonge. Pas n’importe quel
mensonge, mais celui dont le poète dit : « mens sans te
faire prendre » - si nous
devons renoncer à la sincérité parfaite, car nous y sommes
empêchés par notre structure psychique, apprenons au moins
à mentir joliment.
Mon idéal est le Tsigane qui
à l’invite : « Mens quelque chose, Tsigane, tu
auras un pengoe » répond du tac au tac :
« Monsieur, vous m’en avez promis deux ».
On m’a posé une question,
j’ai donné deux réponses.
Laissons cette sincérité
à la fin ultime, quand nous n’aurons plus rien d’autre
à dire.
Dans sa splendide rubrique de devinettes
Maître Grätzer[4] a un jeu qui lui est cher : il publie
une image ou un texte, et le lecteur doit deviner quels sont les mensonges habilement dissimulés dans
l’image ou dans le texte.
À l’occasion du jubilé
du fauteuil magique j’offre moi-même une image à mes
lecteurs :
Supposez que pour s’amuser à
ce jubilé, comme plat de résistance, l’auteur se
célébrant lui-même s’assoie lui aussi dans sa propre
invention pour prononcer la vérité ultime.
Je ferme les yeux et je me concentre. Je
suis déjà assis en tant qu’auteur dans le fauteuil –
mon stylo s’arrêtant, comme un être vivant, mon meilleur moi,
mon alter ego qui m’observe, écoute avidement ce que je vais dire
pour pouvoir le noter sans tarder…
Alors note, mon stylo, mon
contrôleur, mon juge d’instruction…
Hum… hum… vous dites ?...
C’est à moi de parler ?
Dire quoi ?... Je n’ai rien
à dire… À cet instant précis je n’ai aucune
opinion ni sur le monde, ni sur les gens, ni sur moi-même…
J’aimerais me sentir à
l’aise…
Je suis fatigué…
J’aimerais regarder par la fenêtre sans penser, dans le hall du
sanatorium où j’écris et d’où j’ai une
belle vue… J’aimerais m’enfoncer dans le coussin de caoutchouc
mousse où je suis assis, et non répondre à des
questions… J’aimerais boire un bon thé et fumer une
cigarette aromatique… J’aimerais cesser de me souvenir…
Alors ? Où se dissimule le
mensonge ?
Ne vous cassez pas la tête.
Cette fois c’est Le Fauteuil magique qui s’est assis dans le fauteuil magique
et il a avoué la vérité : il ne
s’intéresse pas à ceux qui s’assoient dedans, il ne
s’intéresse qu’à la réclame qu’il a
faite à son coussin préféré, le caoutchouc mousse,
généreusement et avec la conviction la plus sincère. Dans
l’affaire du Fauteuil magique
c’est la vérité la plus parfaite !
Színházi
Élet, 1934, n°52.
[1] Artúr Bardos (1882-1974). Metteur en scène de théâtre et de cinéma. - Géza Boross (1886-1955), Ilona Kökény (1891-1947). Acteur et actrice de cabaret.
[2] Sándor Marton : fondateur d’une agence de spectacles, connue plus tard à New York et Paris sous le nom de Martonplay
[3] Gyula Gömbös (1886-1936). Premier ministre hongrois à partir de 1932.
[4] József Grätzer (1897-1945). Auteur de livres de jeux et de devinettes ; un temps secrétaire de Karinthy.