Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Convocation dans une affaire criminelle

Cest le matin que j’ai reçu l’assignation. On me l’a apportée au lit, le discret petit papier blanc était posé à côté de la cafetière. Dans mon rêve j’étais en Afrique avec Monsieur le directeur Diener qui est déjà mort. Nous nous promenions dans la jungle, nous discutions d’un problème d’échecs qui était en même temps une devinette mathématique et des choses très importantes en dépendaient, notamment le destin de l’Angleterre dans une éventuelle guerre mondiale, ainsi qu’un petit carnet rouge que j’avais acheté la semaine précédente et que j’avais oublié de payer. Pendant toute la conversation j’étais torturé par ce carnet rouge, le petit crayon qui le fermait en était tombé, or une chose très importante y était notée, que personne ne devait lire, j’avais dû l’égarer quelque part, j’ignorais où. Tout d’un coup un énorme jaguar me saute au cou depuis son cocotier, il veut me croquer la tête, nous roulons par terre, nous nous étranglons, une puanteur effroyable émane de sa gorge, je ne trouve pas mes mots, pourtant je ressens toute cette attaque comme illégitime et je souhaiterais le lui dire, parce que nous sommes au mois d’août et selon la loi il n’a le droit de m’attaquer qu’en janvier, et même alors pas dans la jungle mais dans le quotidien du parti au gouvernement où récemment on a déjà fait des allusions voilées à moi, à propos d’une citation ambiguë que j’aurais faite et où on peut lire une tendance hostile au régime. Mais le jaguar se fiche de tout cela, il ricane, il chausse son monocle et papillote méchamment des yeux, comme quelqu’un qui saurait quelque chose sur moi – alors, où en sommes-nous avec cette citation, cher Maître, d’où sort-elle ? Viendrait-elle de la Bible ? Et dites-nous, en fait, qui voulions-nous envoûter ? Car la Bible et les incantations ne sont pas compatibles, cher Maître, vous le savez très bien – et déjà le jaguar tente de m’ensorceler, il porte une robe de chambre mauve, il n’hésite pas à découvrir ses genoux nus, mon front se recouvre d’une sueur froide, je chuchote « fascinant… » d’une voix rauque… Je fascine, tu fascines, il fascine, ainsi de suite, Monsieur le professeur Horcsik est debout sur l’estrade, ses yeux étincellent et il me hurle : et vous voulez passer le bac comme ça ? Fascinez ! Fascinez !

- Monsieur, s’il vous plaît, veuillez signer la convocation !

C’est probablement la troisième fois qu’on crie, je pousse un grognement et je me réveille, les yeux ensommeillés je tends la main pour un crayon (hop là ! Je me dis, te voilà, crayon du carnet !), afin de signer le reçu.

Puis je regagne mes esprits.

C’est un papier blanc, il est écrit dessus : « Convocation dans une affaire criminelle ». On y lit en outre où et quand je devrai me présenter dans les locaux de la police.

Qu’est-ce que c’est, cette histoire ?

Pendant que je m’habille, je hausse plusieurs fois les épaules d’un air supérieur, une fois même mon col en saute de son bouton.

C’est ridicule, qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? Il doit y avoir une erreur, tout va s’éclairer en une minute, mais qui diable a pu me dénoncer et pourquoi ? Son blâme va être tonitruant ! Quelle sorte de crime ai-je commis, moi ?... Quel truc qui serait considéré comme un crime par la loi, non par la morale, parce qu’il s’agit là de la loi, n’est-ce pas ? En ce qui concerne les crimes d’ordre moral, c’est différent, pour cela nous n’avons à répondre que devant notre conscience, il faut donc exclure ce chapitre de notre affaire, bien que… Bon, allons, c’est ridicule. Qui parle ici, euh… de cette affaire, quand j’avais promis à ce type d’y aller, mais je n’y suis pas allé, pourtant plusieurs fois il m’a averti qu’il s’agissait d’une chose d’importance vitale, ouais, bien sûr, cela pouvait être important pour lui, mais pour moi ?!... Ciel… (Je m’arrête dans l’antichambre, médusé). Il ne s’est quand même pas tué ? Et il aurait laissé une lettre d’adieu dans laquelle il m’aurait accusé d’être la cause directe de sa mort, parce que je n’y suis pas allé… Je serais son assassin pour ainsi dire… Et maintenant…

Oh mais, je ne suis convoqué que pour après-demain, on verra bien, j’ai bien le temps de me casser la tête d’ici-là.

Ou plutôt… Pour ce qui est d’après-demain (c’est déjà dans la rue qu’une idée me prend), je ne sais pas si c’est judicieux d’attendre jusqu’à après-demain, car cela laisse davantage de temps à la gendarmerie pour approfondir son enquête… Mais pourquoi je parle de gendarmerie ? Si l’affaire était sérieuse à ce point, ils ne m’auraient pas convoqué, ils se seraient simplement rendus à mon domicile pour m’arrêter… En même temps, d’un autre côté, eux aussi ils ont suffisamment de jugeote : s’ils ont le feu aux fesses, s’ils viennent casser la porte de ma baraque, ils risqueraient de ne pas me trouver à la maison, que ma maisonnée m’avertisse que des gendarmes à baïonnette sont à mes trousses, sur quoi je pourrais tout simplement prendre la poudre d’escampette. Alors que comme ça, s’ils m’envoient gentiment leur convocation, moi je m’y rends naïvement, j’entre directement dans la gueule du loup, où on ne me dira pas un mot, on posera seulement devant moi la peau de pastèque rognée tout autour, en compagnie du résultat dactylographié, dont il ressort clairement que c’est moi qui ai mangé le fruit… Ne vaudrait-il pas mieux partir tout de suite en voyage ? Ou attendre le surlendem…

Je m’arrête, je me tape la tête, furieux.

Mais je ne suis pas bien réveillé ! Une dactyloscopie c’est une empreinte digitale et non une empreinte dentaire et de toute façon… En quoi cela regarde-t-il la gendarmerie ? Cette affaire est prescrite depuis longtemps ! J’avais douze ans avec cette pastèque que j’ai coupée avenue Izbégi et que j’ai aussitôt dévorée, avec mon canif, assis sur la quatrième branche d’un châtaignier à Staravoda…

Il ne doit pas s’agir de cela.

Mais alors de quoi s’agit-il ?

Car il est impossible… totalement impossible… que M. aurait remarqué… ou qu’il aurait entendu… Il est vrai que je l’ai dit à mi-voix, il aurait pu entendre… et depuis il ne serait pas venu… Il n’a tout de même pas perdu la tête au point d’aller porter plainte contre moi pour menaces de mort… Oh putain !... Serait-il lâche à ce point ?... Et pourtant… on l’a peut-être monté contre moi… Une menace de mort c’est sérieux… Vous êtes un homme adulte, Monsieur le rédacteur, je regrette mais qui plus est, Monsieur M. est un rouage de la vie publique… Vous comprendrez que je suis obligé de vous mettre à… pour quelques semaines… Avec autorisation de faire venir vos repas… Vous désirez ? Je voulais seulement remarquer, Monsieur le juge d’instruction, que j’assume la responsabilité, mais je vous prie de considérer comme circonstance atténuante mon état émotionnel… Je vous prie de lire ce poème à partir d’ici, la troisième strophe… Si vous ne frappez pas du poing sur la table et ne dites pas avec moi qu’un tel homme mérite d’être assommé, alors c’est moi-même qui demanderai mon arrestat…

Assez, assez, il y a de quoi devenir fou. C’est incroyable à quel point une conscience tranquille peut être bouleversée par une simple convocation… C’est vrai qu’il est bizarre qu’on puisse être convoqué sans motif, sans explication. Qui suis-je moi ? Un fantôme ? Un esprit ? Victime d’une séance de spiritisme, pour être évoqué comme ça ?... C’est peut-être vrai après tout que je le sois, que je ne vive pas, je ne suis que le fruit d’une imagination, j’erre ici quelque part dans la quatrième dimension et la convocation est peut-être… le jugement dernier… Ce n’est pas exclu, la chose se déroule pas à pas et cette fois c’est mon tour…

Mais ça, c’est de la névrose, j’ai à faire, parlons d’autre chose.

Pour midi je réussis tant bien que mal à oublier tout ça.

L’après-midi, dans une compagnie amicale, quand on me demande ce qui ne va pas, il me revient pourquoi j’étais abattu depuis le matin. Je deviens blanc comme un linge, je me lève, je demande pardon et je cours dans la rue.

Ça y est ! C’est évident ! Mon canif ! Mon canif, portant mon nom gravé, que j’ai perdu !

C’est avec lui qu’un inconnu qui l’a retrouvé a tué sa malheureuse victime ! Et maintenant… Comment je vais trouver un alibi pour ce soir-là… Et si rien ne me vient à l’esprit ?

Je n’en peux plus, je passe un coup de fil à un ami qui travaille à la police.

Ah bon !

Comment ?

Pas contre moi ?

Que c’est moi qui ai porté plainte contre quelqu’un ?

Ah, oui… Ça me revient… J’avais raison ! Il va voir, ce salaud…

Ou plutôt non…

Je vous prie de signaler que je retire ma plainte.

 

Pesti Napló, 8 mai 1935.

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