Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
die historische cabane de pÊcheur
ou
le poÈte, le pÊcheur et le photographe
Reportage de juin
raté
Au début je voulais aller voir le pont
du Danube en construction près de chez moi, rive droite, face à
la Place Boráros si mal fréquentée. J’ai
oublié que c’était dimanche, l’ingénieur
n’était pas présent, on ne m’a pas laissé
entrer sur le chantier. Rebroussant chemin sur le quai le long du fleuve, vieil
admirateur de Budapest, je me suis arrêté à
proximité de la magnifique Université Polytechnique et je
dessinais avec ravissement dans mon imagination l’aspect qu’aura ce
paysage d’ici six mois ou un an : une des plus belles promenades de
la ville, entre le nouveau pont et le Pont François Joseph, un unique
parc large jusqu’au bord de l’eau, dans la perspective du bracelet
du cher Danube. Ce sera vraiment magnifique. En attendant bien sûr…
En attendant, des dépôts de
bois, des amoncellements de détritus, le désordre d’un
chantier, une partie de la rive est à l’état brut et vierge
comme au temps de l’invasion des Tatars, tandis que deux pas plus loin
déjà d’imposants escaliers : culture, civilisation.
C’est dans l’ordre des choses. Ici par exemple, à cent pas
du chantier du pont, une monstruosité, une cabane misérable,
noire comme le goudron, bâtie dans une ravine. Allons voir…
Je m’approche et je pousse un cri
dans mon exaltation. Que disais-je ? Je parlais de misérable toit
goudronné, mais c’est une charmante beauté idyllique ici,
digne du pinceau d’un Markó ou
d’un Michel1, dans sa sauvagerie pittoresque ! Une
romantique cabane de pêcheur à l’ombre d’un immense
arbre séculaire en contrebas sur du sable ; entre la cabane et le
tronc de l’arbre, une petite table, des bancs, une barque de
pêcheur, une autre barque percée pour les poissons, un bonheur
schillérien, le nid de deux cœurs qui s’aiment, loin des
bruits du monde ! Une soupe de poissons est en train de mijoter dans le
chaudron sur son trépied, le pêcheur est assis devant sa cabane,
devant lui une carafe de vin, une fillette babille, et
qu’entends-je ? De la musique – ah oui, il y a une antenne de
radio sur le toit !
Je les observe frappé
d’enchantement, mes pieds sont comme enracinés, alors une femme
apparaît, méfiante, à la porte, est-ce la
châtelaine ? J’ai honte, je poursuis ma promenade.
Mais le tableau ne me sort pas de la
tête, il me réapparaît régulièrement, toute la
journée. Comme il serait beau de vivre ainsi, dans une cabane de
pêcheur romantique, pêcher en silence, le soir écouter de la
musique, discuter avec le sage vieux pêcheur qui (cela m’a
été rapporté par un employé de la scierie que
j’ai interrogé) avait planté cet arbre lui-même
voilà cinquante ans, il en a quatre-vingt-deux maintenant.
Le soir le tableau grandit, il se remplit
de couleurs et de mélodies, le lendemain, lundi matin, je me
réveille après avoir rêvé de la cabane de
pêcheur. Nous étions assis Greta Garbo et moi sous la gigantesque
lune de mai, l’écume du Danube chuchotait et miroitait
mystérieusement sous nos pieds pendant que la cabane déversait
dans notre dos la sérénade de Rubinstein : "Doucement
dans le parc"… Le vieux pêcheur gratte une cithare, il sourit,
de temps à autre il lâche doucement une sagesse sur la vie qui
passe… C’est lui, il n’a pas quatre-vingt-deux ans il a mille
ans, il se souvient bien du doux visage de l’évêque
Gellért et des jambes arquées de Batu Khan2.
Ce n’est plus une plaisanterie, je
suis tombé amoureux de cette cabane. Chiche, j’irai un soir boire
un coup avec le vieux… Quel malheur que d’ici quelques mois tout
cela disparaîtra de la surface de la Terre, viendront les
aménageurs de la rive, le pont doit être construit, je dois me
hâter.
C’est-à-dire…
Je m’arrête dans la rue quand
l’idée jaillit, tellement elle est inattendue et
irrésistible, comme les grandes découvertes et innovations.
Évidemment ! C’est
étonnant de ne pas y avoir pensé hier !
Pourtant j’ai vu de mes propres yeux
à Postdam dans le parc de Sans-Souci cet antique moulin à vent,
le célèbre Historische Mühle au milieu du parc, que
Frédéric le Grand voulait faire enlever lors de la construction
du jardin royal. Le meunier était têtu, il a invoqué la
loi, personne n’avait le droit de démolir son moulin, il n’avait
pas accepté l’argent, et le roi – cet adepte théorique
de la démocratie alors à la mode – a dû céder,
il a concédé le moulin, il l’a entouré d’une
clôture et le parc s’est construit autour, comme si quelqu’un
aménageait un salon moderne avec du mobilier à tubes autour
d’un poêle en pisé.
Ce qui reste à faire est clair.
Les bâtisseurs de la future promenade
du parc ne doivent pas emporter la cabane, ne doivent pas découper cet
arbre. Ils doivent la laisser en paix, dans la paroi de la ravine
séculaire, ils doivent la clôturer et créer tout autour
leur parc, leur escalier, ce merveilleux bijou serti dans son écrin.
Cette extravagance instructive et artistiquement parfaite des passés
doit être sauvée de l’anéantissement, comme
l’ambre préserve en la claustrant dans sa transparence une superbe
libellule ou une cantharide du miocène qui s’y est trouvée
occluse lorsqu’à l’âge de la goutte de résine
elle a glissé le long du tronc de cette alsophila de centaines de
milliers d’années.
Budapest aura son Historische Mühle,
la Cabane de Pêcheur Historique, ici, dans le sable du rivage, munie
d’écriteaux pour informer les descendants tardifs des conditions
culturelles dans lesquelles on vivait ici jadis, en mille neuf cent
trente-cinq, avant qu’on embellisse la ville… Souvenir
éternel de l’esprit et du goût bâtisseur de notre
temps, du talent d’une génération, une curiosité
figurant dans tous les guides dans l’intérêt du tourisme,
etc. etc…
Aujourd’hui même j’irai
voir les messieurs compétents de la ville pour mettre cette idée
au point. Cela va de soi, ils seront enchantés, ils inscriront illico le
projet au programme, il sera adopté à la séance suivante
de la commission… Et quelque part, dans mon for intérieur
où j’ai repoussé le diable de la vanité, vacille la
petite flamme de l’espoir : au bas du panneau d’information
mention sera faite du nom d’un certain écrivain (passablement
connu en son temps) du cerveau duquel avait germé l’idée de
la Cabane Historique de Pêcheur. Ma modestie généreuse a
beau protester, ce nom y figurera bel et bien, les étudiants et les
touristes curieux le liront, même cent ans plus tard.
Mais pour qu’il en soit ainsi, il
conviendrait de préciser que cet écrivain c’était
moi, car un autre pourrait aussi y songer facilement. Comment faire ?
Rien n’est plus simple. Je vais
décrire ma cabane de pêcheur sous forme de reportage, et dans ce
reportage je parlerai de mon idée et de ma proposition. Ça vaut
plus qu’un copyright.
Et je me trouve déjà dans la
cabine du téléphone. J’ai un sujet de reportage
intéressant, envoyez-moi vite un photographe.
On me fait confiance. On fait le
nécessaire pour faire venir le photographe. Bon signe.
Le reste se déroule à une
allure spectaculaire. C’est ainsi que se sont déroulées les
grandes tragédies, la bataille de Waterloo, la chute de l’empire
romain, la destruction de Carthage. Seulement ces objets-là se sont
écroulés avec un peu moins de tintamarre que mon château en
Espagne.
Nous nous sommes rencontrés le
photographe et moi à la tête du pont. Il est un peu grognon, il ne
le montre pas tout de suite, mais ça se sent. Pendant que je lui
explique avec enthousiasme ce dont il s’agit, il se réfugie dans
un silence ostensible. Je me tais aussi, à quoi bon parler, il verra
bien, il n’est pas aveugle.
Encore cinq minutes, il voit. Je
m’arrête devant la cabane, je lève un regard interrogatif
sur le photographe. Le photographe la regarde aussi. C’est
celle-là ? – demande-t-il brièvement. C’est
celle-là, dis-je fermement et belliqueusement, car je sens très
bien qu’il y a quelque chose qui cloche : la cabane a changé
depuis la fois précédente – comprenons-nous bien, non
depuis hier matin, mais par rapport à cette nuit, dans mon rêve.
Le photographe ne répond pas.
Pourquoi devrait-il répondre, me dis-je boudeusement, il n’est pas
là pour répondre mais pour prendre des photos. Il va voir ce
qu’il va voir !
Je contourne la masure à pas
décidés. Le vieux se trouve dans la cour, il coupe du petit bois
avec une grosse hache.
- Bonjour, Monsieur L., je le salue
bien bas (entre-temps j’ai appris son nom).
Il ne me reconnaît pas, ce qui me
gêne, jusqu’à ce que je comprenne qu’après tout
c’est moi qui l’ai rêvé lui et non lui qui m’a
rêvé moi. Mais ce serait un moindre mal. Il est plus grave
qu’il ne s’échauffe pas du tout quand je lui présente
mon projet brièvement mais avec emphase sur sa cabane, sur la
réglementation, le Moulin Historique : il me regarde
soupçonneusement et se tait avec obstination. C’est curieux. Il
est aussi taiseux que le photographe. Je fais mine de me
désintéresser de le voir se jeter à mon cou, les larmes
aux yeux, me manifester sa gratitude de vouloir préserver le nid de ses
ancêtres pour l’éternité – je poursuis
d’un air dégagé.
- Voilà, pour cela nous allons
faire maintenant quelques prises de vues de votre cabane, puis nous allons
écrire un article pour que ces messieurs de la municipalité
comprennent bien de quoi il s’agit… Vous allez me raconter quelque
chose sur le vieil arbre, sur la pêche et sur votre vie…
Enfin, il ouvre la bouche. J’ai
dû trouver le chemin de son cœur.
Il parle lentement, avec pondération.
- Vous feriez mieux de rentrer tout de
suite chez vous. Fichez-moi la paix. Si je suis vieux je peux encore casser la
figure à celui qui me cherche des poux dans la tête… Mon
malheur ne fera pas le bonheur de votre journal, il y a encore des tribunaux,
et s’ils ne viennent pas m’aider je me débrouillerai tout
seul…
J’ouvre de grands yeux, puis je
cherche le photographe du regard pour qu’il me vienne en aide. Mais je ne
le trouve pas. Je finis par l’apercevoir très loin : de
l’autre côté de la scierie, il gesticule pour que je le
suive.
Je quitte songeusement la maison. La
tête de la vieille dame apparaît à la fenêtre.
- Si ces messieurs osent écrire
un seul mot sur nous…
Je n’entends pas la suite. Le
photographe n’attend même pas que je le rejoigne, il me rabroue
violemment. Avec une rudesse étonnante compte tenu de mon âge, mon
statut social.
- Qu’est-ce que vous allez
chercher, Monsieur le Rédacteur, ne voyez-vous pas la hache dans la main
du vieux ? Vous avez vraiment besoin de vous faire décapiter pour
ce dépotoir à ordures qu’il vaudrait mieux nettoyer
à la térébenthine même s’il ne se trouvait pas
au milieu du parc mais quelque part sur l’Île Moustique ?
Le rabrouement vigoureux me reste à
travers la gorge. Il me traverse l’esprit que je n’ai pas imaginé
mon rôle dans l’Histoire comme ça, avec une plaque
commémorative à la place de la Cabane Historique du Pêcheur
qui informerait que : « C’est là que le
18 mai 1935 on assomma mortellement le plus grand humoriste
enthousiaste du siècle dernier. »
Pesti Napló, 23 juin 1935
Article suivant paru dans Pesti Napló
[1] Károly Markó (1793-1860). Peintre hongrois paysagiste. Georges Michel (1763-1843). Peintre français paysagiste.