Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Teddy et le baratin

Dans la liste des clients estivaux de la bonne société, chez le concierge de l’hôtel du boulevard, un nom morose en fait : T. Ehrenthal[1], un des managers les plus prestigieux du monde théâtral à Paris, propriétaire de nombreuses salles, roi du cinéma et ce que vous voudrez. Dehors, la canicule fastidieuse, la ville se traîne suffocant de soif, on est trop paresseux pour se saluer, on maudit le destin qui nous laisse là sur l’asphalte brûlant, jusqu’à samedi, le pauvre homme de Pest n’a pas d’été.

Je suis assis dans un fauteuil du hall, j’attends quelqu’un. Un gentleman au front hardi, aux tempes dégarnies, jeune à la manière des Américains, parcourt le hall, talonné par trois hommes, secrétaires ou clients, plus un groom. Près de moi quelqu’un pousse un cri joyeux.

- Teddy !

- Salut, vieux !

Mais oui, c’est lui, je le reconnais, je ne le connais que trop bien, ce cher Teddy du café du boulevard des temps de paix, l’adorable Bohême, l’artiste de la joie de vivre la plus gaie, de la prévenance, de l’amitié et de la camaraderie le plus enthousiaste, une relique du monde ancien. Tout l’homme n’est qu’intensité, l’air autour de lui est sonore et hilare, comme s’il était entouré d’échos. Le monde ancien couvre de sa voix le monde actuel.

- C’est toi le grand Ehrenthal ?

- Mais oui, mon pote, VIP éminent à Budapest, n’est-ce pas épatant ? Tiens, viens voir mon passeport, c’est un passeport hongrois, il vaut le coup d’œil, il a vu l’Europe et l’Amérique – jamais, pas un instant je n’ai été citoyen autre que hongrois, c’est comme ça que j’ai bâti ma vie, je suis aujourd’hui à la tête d’une centaine de théâtres et de music-hall à Paris, à Londres et à Dresde – je suis descendu ici cinq minutes pour voir, déjà je cours à Vienne, mais l’avion me ramène ce soir, Maurice Chevalier tient à ma présence ici, tu vois sa dépêche, j’ai des choses à arranger pour sa soirée, as-tu cinq minutes ? Il me reste sept minutes jusqu’au départ du train, qu’est-ce que tu prends ? Whisky ? Bière ? Hé, garçon ! Un whisky pour le monsieur, un verre de lait froid et une mortadelle pour moi ! – tu vois mon cher, il faut faire quelque chose – bonjour, Feri, je n’ai pas le temps, j’ai un entretien très important avec monsieur le rédacteur, je cours à Vienne, mon vieux, mais revenez demain, nous ferons absolument quelque chose dans cette affaire de théâtre – bon, bref, tu vois ce qui se passe ici, pourtant je me suis assis avec toi pour entendre enfin des mots intelligents – comment ? Vous dites ? Qui ça ? Je n’ai pas le temps, dites-lui que je suis déjà parti, ou plutôt dites au monsieur de m’attendre près de la cabine de téléphone, je le rejoins dans cinq minutes – tu vois, mon pote, Dieu me garde de vexer ce vieux, un brave type, un bon copain, et moi j’ai toujours été copain avec les copains... donc voilà, c’est comme ça, mon pote, parle enfin, j’ai envie d’entendre des choses intelligentes, parce que ce qui cloche chez vous, c’est tout le baratin, parler, bavarder de tout et de rien, sans faire quelque chose – quelle ville ! Quelle magnifique ville pourtant ! Il suffirait qu’arrive quelqu’un qui ne fait pas que baratiner mais qui saurait aussi agir... cette ville aurait tous les atouts en main, les étrangers l’adorent... parce qu’ils ne trouvent qu’ici de la bonne humeur et je veux que tout le monde rie ici et gagne bien sa vie... tu vas en entendre parler... tu sais que je n’aime pas le baratin, c’est pourquoi j’ai refusé d’être comédien autrefois, mais tu ne sais peut-être pas que j’ai été danseur excentrique, et comment, mon pote ! Un des meilleurs sur le marché mondial – est-ce ma faute si j’ai été plus important comme entrepreneur ? Probablement c’est plus rare – comment dis-tu ? Eh bien, ça a commencé comme ça qu’il y a dix ans j’ai repris le Château Américain, ensuite c’était le tour de Karlsbad, Londres, Berlin... sans oublier Dresde, si j’ai accepté Dresde dans la file c’est parce que c’est là que j’ai rencontré ma femme, la fille du ministre de l’agriculture à Prague, j’ai des enfants superbes, regarde ! Cette petite auto sur la photo est une vraie, avec moteur, pour des enfants de six ans... c’est le bord de mer en France... tu dis ? Bien sûr, ce sont de petits Français, mais ils parlent bien le hongrois aussi... et aussi, j’ai été le manager de Joséphine Baker, j’ai parcouru l’Amérique avec Dufresne[2], puis j’étais "booking manager", en vingt-sept j’étais copropriétaire de Pathé Natan[3], directeur artistique de toute une série d’établissements – comment ? Probablement j’ai fait ce pour quoi je suis né – écoute, mon pote, si on ne sait que baratiner on peut tromper le monde pendant un an, deux ans, mais pas quinze ans... un jour à Paris un homme s’est levé à la chambre des députés et a dit : pour quelles raisons nous laissons un Hongrois peser aussi lourd dans nos affaires artistiques ? Pourquoi justement un Hongrois ? Et alors le ministre des affaires étrangères du moment, je ne sais plus comment il s’appelait, s’est levé et a répondu : la raison en est simple, cher Monsieur le député, le Hongrois en question fait tout mieux et plus efficacement que nous – tu m’as compris, mon pote, n’est-ce pas... si j’ai voulu t’expliquer ça, mon pote, ce n’est pas pour me vanter, plutôt en guise d’excuse, ne prends surtout pas mal que je qualifie de baratin ce qui se passe ici, et ne prends pas mal que moi qui aime agir, le matin, avant de sortir de mon lit, je règle une vingtaine d’affaires par téléphone interurbain pour donner mes instructions – remarque, mon pote, à Paris les Hongrois "dans la misère" vendent les numéros de téléphone de la liste rouge vingt francs l’un, ailleurs ce genre de numéro doit coûter cinquante ou cent francs – donc je voulais m’excuser seulement, mon pote, si je ne peux pas me permettre de parler... tu sais que la discrétion fait partie de mon métier... pardon, une minute... comment ?... Deux minutes ? Il n’a qu’à attendre, ce monsieur... bref... tu disais, mon pote ? Que penses-tu de tout ça ? Parce que ton avis compte beaucoup pour moi, c’est pourquoi je me suis permis de te déranger...

J’ouvre la bouche. Mais déjà il saute de sa chaise et regarde sa montre.

- Mon vieux ! La navette part dans une minute... je veux l’attraper. On se voit ce soir au Nyeho ?

Je me lève, la bouche toujours ouverte. Brusquement il se tourne vers moi.

- Tu sais quoi ? Viens avec moi à Vienne, je te paye le train, l’hôtel, tout, je pourrai peut-être t’arracher un mot en route – on reviendra en avion, de Vienne à Budapest nous aurons le temps de jouer quatre parties de rami – dis-moi, tu joues le point à combien ? Avec joker voleur ? J’adore le rami et je dois t’avertir que je suis un joueur redoutable ! Et pas de baratin au jeu, je déteste ça !

 

*

 

Qu’a dit Kitchener[4] au colonel Marchand ?

« Désirez-vous un whisky, ou que je fasse tirer sur vos hommes ? »

Le magnifique Teddy au front hardi est assis déjà depuis un bon moment dans la navette pour Vienne, alors que moi je suis toujours debout dans le hall de l’hôtel. Une connaissance qui passe par là me recommande de fermer ma bouche que j’ai oubliée ouverte.

 

Magyarország, 21 juillet 1935.

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[1] Teddy Ehrenthal (1896-1958). Directeur de nombreux théâtres (opérettes, cabarets, revues) d’abord à Budapest, d’origine hongroise, a dirigé le théâtre Mogador à Paris en 1936-1937, et après 1945, le Moulin Rouge.

[2] Gaston Dufresne (1898-1998). Contrebassiste français établi aux États-Unis à partir de 1927.

[3]  Bernard Natan (1886-1942). Producteur français d’origine roumaine. Avait racheté les studios Pathé en 1929.

[4] Horatio Herbert Kitchener (Lord Kitchener) (1850-1916). Maréchal et homme politique britannique.

Jean-Baptiste Marchand (1863-1934). Opposé à Lord Kitchener pour le contrôle du Nil à Fachoda en septembre et octobre 1898.