Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Les tziganes
sur la route
Résultats
partiels de mes investigations dans une très pénible affaire
Je suis conscient que de la nature
pénible de tout cela une partie retombe sur la personne qui est
contrainte d’enquêter dans cette pénible affaire,
c’est-à-dire ma personne : j’ai bien besoin d’un
certain courage moral pour rendre public les résultats obtenus
jusqu’ici, compte tenu justement des implications personnelles. En effet,
la personne se trouvant dans l’arrière-plan de l’affaire en
tant qu’acteur passif ou actif de l’histoire, ce qu’on ignore
pour le moment… vu que la personne – bon, allons-y, pas moyen de
faire autrement, après tout un écrivain doit considérer
que l’intérêt de la société l’emporte
sur les points de vue familiaux. Donc oui, j’avoue courageusement,
virilement et ouvertement que la personne en question est mon propre fils
Ferenc (mieux connu sous le petit nom de Cini), qui vient d’achever sa
classe de troisième et que, n’ayant pas encore pris ma
décision concernant les vacances, j’ai envoyé en
éclaireur à Siófok chez sa gentille et bienveillante
marraine que je salue en passant et que j’assure par la présente,
je suis pour ma part persuadé qu’elle n’est certainement pas
fautive, quelque soit ce que pense quiconque de l’affaire.
Elle n’y est sûrement pour
rien, je peux l’affirmer même de loin, par déduction
logique.
À partir des données
recueillies jusqu’ici, multiples et souvent contradictoires, on peut
déclarer d’ores et déjà que sans aucun doute le cas
lui-même a s’est produit le lundi vingt-quatre du mois en cours,
approximativement entre dix heures et midi – or la bonne marraine
à cette heure de la journée est occupée par
l’administration de sa petite pension, elle surveille la cuisine, elle
fait les comptes de la semaine, et n’a pas le temps de se consacrer
à des affaires privées. Il n’a pas été
éclairci non plus si oui ou non Cini l’a prévenue
qu’il sortirait faire un tour à vélo. Tel que je connais
Cini, je pencherais plutôt pour l’hypothèse qu’il ne l’a
pas prévenue. Mais même s’il l’avait fait, Madame
Margit n’avait aucune raison de le lui interdire, je ne l’aurais
pas interdit non plus, qu’aurait-elle pu dire ? Va faire du
vélo, ça m’est égal, au moins tu me ficheras la
paix, tu ne traîneras pas dans la cuisine au moment du coup de feu et tu
n’importuneras pas les clients de tes questions idiotes. Madame Margit ne
pourrait pas être tenue responsable, même si elle avait
donné son accord au fatal tour de vélo. Car, et alors sur ce
point je mets ma tête à couper, Cini n’a certainement pas
prévenu de la présence de Veruska, il n’a certainement pas
annoncé qu’il entraînait aussi Veruska, à Veruska
elle-même il n’a fait signe qu’à la dernière
minute, juste avant de poser son pied sur la pédale, devant la maison,
d’un air dégagé et du bout des lèvres, sans la
regarder, comme si la chose n’avait pas la moindre importance – tu
veux grimper sur le cadre devant moi ? Je t’emmène faire un
tour à vélo.
C’est ainsi qu’ils se sont
lancés, au début le long de l’allée, et les rapports
ne dévoilent pas si Cini avait d’emblée l’intention
de pousser jusqu’à Szabadi[1], ou si l’idée lui est venue
seulement plus tard, pour faire plaisir à Veruska à qui il voulait
prouver qu’il était capable à tout moment d’une telle
entreprise. Une chose est certaine : mon confrère R.,
éminent jeune auteur qui est revenu à Budapest lundi soir,
affirme catégoriquement avoir croisé Cini sur un sentier dans la
forêt ; il lui a crié : salut Cini, où vas-tu
avec cette jeune fille ? Cini a répondu : nous faisons un
petit tour à Szabadi. Mon confrère R. n’y a trouvé
rien à redire, il pensait que les enfants rendaient visite à
quelqu’un, de toute façon il faisait très chaud, la
poussière étincelait sur la route, l’air vibrait comme dans
un mirage.
Vers onze heures, c’est
également prouvé, juste à l’entrée de
Szabadi, à proximité du sanatorium, Cini et Vera ont
été vus par un avocat, ou plutôt un notaire,
propriétaire d’une modeste villa par-là, moi je ne le
connais pas mais il a reconnu Cini, et il a rapporté la chose à
l’excellent médecin qu’en revanche je connais bien et qui
m’a aussitôt téléphoné. Selon ce témoignage
Cini a atteint Szabadi vers onze heures, le premier
acte de l’événement était donc déjà
derrière eux. On ne voyait sur eux rien de spécial. Veruska
était assise devant, les enfants ne semblaient ni excités ni
épuisés, j’ajouterai qu’on aurait entendu Cini
rigoler.
Il faut encore considérer le
témoignage sérieux d’un dernier témoin, le
domestique de la pension. Celui-ci a découvert les voyageurs qui revenaient sur la route, il serait
allé à leur rencontre, inquiet qu’il était que les
jeunes ne ratent pas le déjeuner. Ils approchaient à une allure
étonnamment rapide par rapport à la longue route parcourue :
quand le vélo a stoppé, Cini a mis pied à terre et a
aidé Vera à descendre. Cette fois Cini avait une respiration
haletante suspecte, il était décoiffé, son visage
était rouge, d’un côté anormalement plus rouge que
l’autre, c’est le domestique qui l’affirme mais Cini proteste
vigoureusement. Étant donné que Vera reniflait et boudait, le
domestique lui a demandé s’il s’était passé
quelque chose, mais avant qu’elle ne puisse répondre, Cini a vite
fait un geste vigoureux de la main, ne supportant aucune contradiction et a
lancé par-dessus son épaule : « Une petite chose
sans importance, un petit incident avec d’insolents Tsiganes, mais
j’ai tout arrangé, il n’y a que celle-ci, une froussarde
dès qu’il se passe quelque chose ! » - Et il a
attrapé la main de Veruska pour la tirer vers la maison.
D’après les témoignages
concordants de ces deux témoins il devient clair que le deuxième
acte plus tragique de ce cas
pénible s’est déroulé sur la route du retour de
Szabadi à Siófok.
*
En éliminant quelques fausses
informations insignifiantes et contradictoires, d’après ce
qu’on peut prendre au sérieux bien que parvenu par voie
détournée, j’ai établi que, jusqu’à pouvoir
faire mon enquête approfondie et auditionner tous les témoins sur
place personnellement (je ne me rendrai à Siófok que samedi
prochain), voici comment je suis contraint de reconstituer ce qui s’est
passé :
Sur la route menant de Siófok
à Szabadi, par une chaleur torride, entre les piques quasiment verticales
des rayons du soleil, aux alentours de onze heures, Cini et Vera ont
rencontré des musiciens.
Ces pauvres Tsiganes se traînaient
vers Siófok, leur humeur ne devait pas vraiment être à la
gaudriole ; on peut également supposer que s’ils ont choisi
cette forme primitive de circulation interurbaine, ce n’était pas
en possession de tickets de chemin de fer de première classe pour
l’express de Siófok, ni par passion du sport, parce que dans ce
cas ils auraient au moins expédié la contrebasse en train pour ne
pas avoir à la trimballer à tour de rôle par cette chaleur
caniculaire. Ils étaient plutôt taciturnes, et par ailleurs une
bicyclette venant en sens inverse ne devait pas déclencher en eux des
passions particulières : au moins rien ne suggère que
ç’aurait été eux qui auraient abordé Cini les
premiers. C’est quasiment exclu, je dois refuser cette circonstance
atténuante à Cini, étouffant l’instinct
archaïque de la partialité paternelle ! Non, oublions cela.
Quelle raison auraient-ils eu d’aborder un adolescent de quatorze ans
dont ils ne pouvaient même pas espérer une cigarette ?
En revanche je dois concéder que
l’idée originale, mais indéniablement née dans le
cerveau de Cini, n’aurait jamais mûri et devenue en lui une
décision au cas où il aurait été seul. Pour cela
Verus, sa présence, était tout à fait nécessaire.
Qui sait, c’est peut-être Vera qui a fait une observation, en toute
innocence et sans arrière-pensée, dans le genre de « tiens,
des musiciens tziganes, ils s’apprêtent peut-être à
aller à Osborn où Monsieur Ernő veut les faire Jouer
jusqu’au matin pour faire danser ma tante Manci », ou quelque
chose dans ce genre.
C’est à cela que Cini aurait
répondu, tel que je le connais, une fois de plus du bout des
lèvres et comme accessoirement : « Il n’y a pas
que lui, bébé coyote,
tu crois que moi je ne pourrais pas les faire jouer quand je
veux ? » - Rien, hélas, rien ne prouve que Vera aurait
répondu quelque chose, qu’elle l’aurait encouragé, au
contraire, avec ma tête d’aujourd’hui je penserais plutôt
le contraire. Quand j’avais vingt ans, j’aurais certainement
accusé Vera de l’avoir entraîné, mais
n’oublions pas qu’à cette époque c’était
Strindberg et Weininger qui dictaient la vision du monde.
Non, hélas, je suis certain que
c’est Cini seul, sous sa seule responsabilité, qui a allumé
l’étincelle. C’est lui qui s’est retourné et a
lancé aux Tziganes, dans le style d’un jeune Aristide excentrique
et prétentieux, par exemple : « Alors, Messieurs, ne
voudriez-vous pas jouer pour la demoiselle sa chanson
préférée ? Oui, vous avez bien entendu, là,
tout de suite – en attendant, nous descendons de
vélo. » Je ne vois pas d’autre possibilité, cela
a dû se passer comme ça, quelle autre raison auraient
trouvé des musiciens expérimentés pour se regarder,
s’encourager de clins d’œil, comme pour se dire : ne
crains rien, camarade, il doit être
plein aux as, ce morveux… tu vois bien les vêtements chics et
le beau vélo qu’il a… bon, on y va !... et là,
au milieu de la route, sous trente-cinq degrés de chaleur, les braves
musiciens ont sorti violons et contrebasse et ont improvisé plusieurs
excellentes chansons pour amuser ce très jeune couple.
Comment ils ont dû se regarder et
quelles remarques ils ont dû faire lorsque, après la
troisième musique, Cini, qui s’appuyait sur son vélo comme
un coupe-jarret sur le manche de sa hache, ayant écouté
rêveusement la musique, les a remerciés poliment pour leur
gentillesse, a soulevé Verus et sauté lui-même en selle
pour démarrer en trombe : d’une part je ne peux pas le
savoir, d’autre part j’ai à craindre que si je le savais, je
n’aie pas le droit de le mettre sur papier et d’en fixer le contenu
par l’encre d’imprimerie.
*
Je dois confier le deuxième acte
à l’imagination de mon lecteur.
Cini n’a pas tout prévu. Il
n’a pas pensé que la route est bien plus longue à pied
qu’à bicyclette. Arrivé à Szabadi, il a fait
demi-tour pour reprendre la route de Siófok. Il allait forcément
retrouver les Tziganes qui marchaient alors dans le même sens.
C’est ce qui s’est
passé.
Il y a des signes qui laissent supposer que
les musiciens déçus dans leurs espoirs, reconnaissant le
Céladon resquilleur, l’ont arrêté pour un petit
échange d’idées amical. Et que, en prime pour les précédentes,
ils lui ont joué encore une chanson, bénévolement cette fois.
Mais pas une chanson pour Veruska. C’est Cini qui a valsé.
Ça n’a pas dû être
vraiment sanglant. Cini est réputé fort habile en
athlétisme, et après tout, même à Don Quichotte
ça lui a donné des ailes de savoir qu’il combattait devant
les yeux de Dulcinée.
On dit que le vrai gaillard est celui qui
tient bon.
Mais tu ne perds rien pour attendre,
Cini ! La correction que je vais t’administrer samedi !
Pesti Napló, 29 juillet 1935.