Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
rixe au couteau
Petit
reportage
Je n’ai jamais encore rien vu
d’aussi beau.
Celui qui, jugeant sur le titre,
s’étonne ou m’accuse de sadisme, prétend que je
trouve beau le sang et la bagarre, doit d’abord songer que j’ai
trouvé la chose belle après
coup, et doit ensuite m’écouter jusqu’au bout.
Je remarque un attroupement à
l’angle d’une rue périphérique de Buda. Les gens
forment un cercle, mais observent un silence attentif – des gens pauvres,
des femmes aussi, un peintre en bâtiment portant son échelle, un
jeune coursier appuyé sur son vélo, tous sont
arrêtés et regardent.
J’approche et je vois deux hommes
face à face au milieu du cercle. L’un plus petit, en blouse, et un
autre, plus corpulent, un chapeau gras sur la tête.
Au premier instant je m’étonne
de la blouse du moins grand : un drôle de vêtement, blanc
devant, rouge derrière. Puis mon cœur s’arrête de
battre et j’ai l’estomac retourné : c’est du
sang, la blouse est inondée de sang, et le gars a un couteau planté dans le dos.
Mais il a l’air de prendre la chose
à la légère, il tire sur ses jambes comme ayant envie de
bavarder, une cigarette pend à son bec. Une cigarette devant, un couteau
derrière. Son adversaire au chapeau gras a le nez
légèrement tordu, un œil au beurre noir comme certains
chiens de race – les Anglais appellent cela "blue eyes", un
terme technique dans le noble art de la boxe.
Le public fait cercle autour d’eux,
concentré et intelligent, il reste silencieux.
En effet, les deux hommes dialoguent.
Sans passion aucune, pas fort, juste assez
pour que les autres puisse l’entendre. La discussion est sensée et
tempérée, chacun écoute patiemment l’autre avant de
répondre, en se préservant du temps pour réfléchir.
C’est le tour du type en blouse
ensanglantée de parler, il ôte sa cigarette de sa bouche. (Le
couteau, il ne l’enlève pas.)
- Ce n’est pas exact, mon ami.
Vous avez eu largement le temps de réfléchir, même
après le pugilat. Moi je me suis retiré et je vous ai dit que
nous réglerions ça dans une rue latérale.
Le type en chapeau secoue la tête,
sans emportement, poliment, comme qui pèse académiquement les
faits, sine ira et studio[1], il n’est pas question d’en
faire une affaire de personnes.
- Votre mémoire vous trompe. Il
est vrai que vous m’aviez prévenu mais vous avez aussi
ajouté avec arrogance : voilà ce couteau si tu as envie de
crever sur place.
- Bon, admettons que j’aie dit
ça. Est-ce une raison de le planter, le couteau ? Nous sommes des
hommes pour veiller à ce que nous faisons. Même en supposant que
c’est vraiment votre balle qui est rentrée dans le trou, ne
peut-on pas s’expliquer ? Moi aussi je sais que la table est
traîtresse. Maintenant vous êtes bien avancé, vous aurez au
moins trois piges, et vous pouvez être content.
Le porteur de chapeau médite, puis
il s’étire et hausse les épaules.
- Ben, si on me les donne, je les
ferai. Si je les mérite, je les ferai jusqu’au bout, vous pouvez
être tranquille.
- Il aurait mieux valu faire
attention.
- Cette fois je suis d’accord.
Remarquez, je suis pas mal éméché.
- Bon, ça atténue, mais
pas énormément, j’ai bu moi aussi autant que vous mais ce
n’est pas pour ça que j’ai touché au couteau,
pourtant j’en ai un sur moi.
- Écoutez, je reconnais mes
torts. Tout le monde le sait.
- Bon, bon, je ne l’ai pas dit
pour ça, ce n’est pas moi qui vous causerai des ennuis, vous vous
en êtes chargé tout seul. Si je vous explique la chose c’est
pour l’avenir, rien n’aurait dû arriver, reconnaissez-le.
Il allume une nouvelle cigarette, le type
au chapeau se précipite pour lui offrir du feu.
Le public manifeste son accord.
L’agent de police revient au pas de
course de la cabine du téléphone. Une minute plus tard arrive
l’ambulance toutes sirènes hurlantes.
L’idylle évoquant le style des
sages stoïciens de l’Agora d’Athènes est
terminée. Chahut, cris, hurlements. Certaines personnes
défaillent. La scène se transforme en un fait divers de la
rubrique policière. La société s’en est
mêlée.
Az Est, 4 août 1935.