Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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conserve de pÊches

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 Tu achètes une conserve de pêches alors qu’au même magasin, pour le même prix, et même moins cher, on vend des pêches fraîches, et nous sommes en pleine saison ? – demande Zoltán soupçonneux, avec dédain, et je lui en veux, non à cause du dédain mais pour s’être exprimé aussi compendieusement, alors que je savais dès les trois premiers mots ce qu’il voulait dire et j’attendais avec impatience de pouvoir répliquer brièvement et succinctement à son casse-tête filandreux, ceci :

- Oui, oui et oui, j’achète une conserve de pêches et non des pêches fraîches, et si tu me méprises pour cela ou tu me prends pour un imbécile, cela prouve que, ne voyant pas clair dans les notions, tu ne vois naturellement pas clair en matière de réalité et de vérité non plus. Pour toi une conserve et par conséquent tout le conservatisme ne représente qu’arriération, sinon au moins une sorte de succédané dévalorisé face à ce qui est nouveau et frais, de même que tu es persuadé que la jeunesse, dans tous les cas, subjectivement et objectivement, est une forme de vie plus parfaite et d’un ordre supérieur que la vieillesse. Tu dois aussi te dire que cela est un nouveau signe de ma décadence, à moi, parti jadis comme révolutionnaire, novateur, utopiste, j’en suis déjà à défendre et soutenir la réaction – confondant dans ta superficialité impardonnable réaction avec conservatisme, alors que les deux termes ont deux sens presque contraires. Mais moi qui dans les notions, tout comme en plats et en boissons, n’accepte que les plus fiables et les plus éprouvées, je te fais savoir que je place cette fois la conserve de pêche au-dessus des pêches fraîches parce que les conserveries, du fait de la concurrence, sont tenues de sélectionner pour la conservation les fruits les meilleurs et les mieux choisis : soixante-dix pour cent des fruits frais parviennent à la ville fatigués et pourris, verts dans le meilleur cas, véreux dans le pire. Si tu trouves par malheur un ver crevé dans une boîte de conserve, tu hurles que le ciel te tombe sur la tête, tu portes plainte contre le marchand, tu maudis la société, tu trouves la chose absurde, alors que dans un fruit frais tu considères que c’est ton lot allant de soi de tomber sur un ver dans un fruit sur deux dès que tu mords dedans, espèce d’hypocrite, toi qui dans la conserve d’ananas remarques un moucheron mais ne remarque pas un serpent à sonnettes dans une cerise fraîche ! Moi, conservateur ? Bon, admettons que je sois conservateur – et que je sois réactionnaire si ça vous chante, car je prétends bel et bien que le fruit sinon le plus savoureux, en tout cas le plus populaire de l’arbre de la création, l’homme, a atteint lui aussi plus de valeur quand dans la boîte de conserve des ans il prouve que grâce à sa matière plus noble et plus fiable il a mieux résisté à l’usure du temps que ces "jeunes" si vite vieux. Toi-même tu louanges le vin vieux et ne dédaignes pas de le payer vingt fois plus cher que le vin de l’année, or le vin n’est pas autre qu’une conserve d’extrait de raisin bien nettoyé, sans même dire qu’aujourd’hui on arrive désormais à bien conserver le moût de raisin, ce qui ne signifie rien de moins que la découverte de l’élixir de l’éternelle jeunesse. Mais toi, jeune révolutionnaire novateur, tu ne comprendras jamais pourquoi tu m’as vu tantôt à droite, tantôt à gauche de l’esprit du temps, tu m’as calomnié en me reprochant d’être versatile et de retourner ma veste en secret, tu n’as pas remarqué que c’est moi qui ai gardé ma place et les fameux esprits du temps sautillaient autour de moi, on les retrouvait tantôt à ma droite, tantôt à ma gauche : moi, je suis fier de le proclamer, c’est dans la foi et la  proclamation d’idéaux fiables, depuis longtemps éprouvés, que j’ai hissé bien haut l’écrin de conserve de la démocratie, la fraternité et la liberté, la pure essence du vin ; oui, le libéral désuet et dépassé que je suis et que je demeurerai, sera toujours révolutionnaire avec la même tête de réactionnaire, dans l’orgueil des ans dont le nombre ne cesse d’augmenter, avec une conviction de plus en plus jeune, simplement parce que ces idéaux ont été sélectionnés parmi les folles idées éphémères par le grand industriel des conserves, le Temps, il les a trouvées dignes d’être préservées. Conservateur, moi ? Que diable pourrais-je être d’autre étant artiste ? Qui d’autre est-il artiste parmi des gens qui vivent pour la minute qui passe, qui traversent leur médiocre petite vie, protestations vivantes contre la loi du Temps qui balaie tout : un fabricant de conserves résolu et obstiné qui fourre dans la boîte de conserve du marbre et de la peinture et de la partition et de la lettre, l’éphémère, ce qui est "frais et nouveau", c’est-à-dire poussière et pourriture ? Quel autre "but" a tout art, toute culture, que de trier dans la cascade des manifestations de vie, trier ce qui est précieux, ce qui ne doit pas disparaître, trier et conserver la vie vivante dans une solution plus solide et plus durable, reconstituer ce qui le mérite, en pierre, en toile, en mots pérennes ? Quoi d’autre m’a secoué, quoi d’autre m’a contaminé, quoi d’autre m’a transformé en artiste par enchantement à l’âge de six ans, quand pour la première fois mon enchantement par la beauté a été surmonté par un chagrin et un manque insupportable à l’idée que ça allait passer, disparaître, que c’est une beauté vaine ? Pour quoi d’autre ma main a-t-elle fouillé dans de la suie et des substances colorées afin de fixer dans le sable blanc du jardin cet arc-en-ciel qui commençait à pâlir là-haut dans le ciel ? Pour quoi d’autre ai-je cherché les premiers mots balbutiants entre les baisers de mon premier amour, afin d’exprimer par là même le bonheur évanescent que le baiser n’a évoqué que pour mieux le laisser fuir aussitôt ? Suis-je conservateur ? Il faut croire que je le suis, et il faut croire que c’est le seul point qui me distingue de tout le reste au monde, ni dans l’existence, ni dans la nature, ni dans la vie, je n’ai nulle part rencontré de semblable ; ces forces créatrices en effet ne conservent rien, même pas si, en se répétant mille fois sur de toujours nouveaux matériaux, elles commettent mille fois la même erreur, sans s’instruire et en oubliant tout, gaspillant et dilapidant ce qu’elles ont créé cent mille fois, en repartant de zéro, naïves et insouciantes, car qui diable retourne en arrière pour comprendre la conséquence, qui d’autre en dehors de l’homme, sait conserver l’expérience que nous appelons Souvenir ? Les Temps changent et dedans les Choses changent continuellement, elles ne s’obstinent que sur un seul point, ne jamais se retourner, ne jamais regarder en arrière, c’est pourquoi nous ne sommes ni Choses ni Objets, nous sommes une chose autre pour laquelle celui qui cherchait le mot âme devrait inventer un mot nouveau, mais il aurait aussi bien pu utiliser une des variantes de la notion de remémoration. Je suis conservateur, quoi d’autre pourrais-je être dans ce milieu bourbeux, vaseux, déliquescent qui m’entoure, si je ne suis pas prêt à me laisser embourber, envaser, liquéfier avec le monde, et je me tiens avec obstination dans l’idée de laisser une trace, tout au moins un signe de continuité pour relier le passé à l’avenir ? Regarde autour de toi, et réfléchis dans ta jeunesse tournée vers l’avenir, jeunesse utopiste et futuriste et progressiste : que se passera-t-il ici ? On n’a pas besoin d’un Spengler, d’un Keyserling, d’un Rabindranath Tagore[1] : de n’importe quelle rubrique de n’importe quel quotidien, de n’importe quel rapport d’économie, de n’importe quelle nouvelle internationale, de n’importe quel arrêté ou mesure hurlent vers toi le doute et la certitude d’avoir le moins de chances de régler les comptes ; montre-moi quelqu’un qui investit plus de confiance dans la survie de l’Europe d’aujourd’hui que Noé quand il a commencé à construire sa barque, cette grosse boîte de conserve ? Que notre barque finisse par débarquer au mont Ararat ou à la Tour Eiffel, si nous osons croire en l’avenir nous devons tenter au moins de sauver une collection d’échantillons des réserves de la Terre qui s’enfonce, nous devons tenter de construire la pyramide, non pas pour y habiter comme les extravagants rois babyloniens, mais en tant que cercueil pour notre momie comme le faisaient les sages pharaons, sachant que c’était le maximum qu’ils pouvaient sauver du déluge. Ensuite, s’il reste de nous ce peu de chose, en avertissement et en souvenir, eh bien que tout recommence, depuis l’aine d’un Adam et d’une Ève d’un rien plus sages qui, ayant tiré les conséquences des passés, ne se jetteront pas sur la pomme véreuse pour mordre dedans, mais la préserveront pour plus tard, pour en faire une conserve de pomme, comme moi je le fais de cette pêche, tiens, je viens de la couper, goûte-la comme elle est savoureuse.

 

Pesti Napló, 4 août 1935.

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[1] Oswald Spengler (1880-1936). Philosophe allemand conservateur, auteur du "Déclin de l’Occident". Hermanna von Keyserling (1880-1946). Philosophe allemand humaniste. Rabindranath Tagore (1861-1941) Philosophe indien, prix Nobel de littérature en 1913.