Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
(aller
à la page 267)
conserve de pÊches
Entrée pour
l’Encyclopédie
- Tu achètes une conserve de pêches alors qu’au
même magasin, pour le même prix, et même moins cher, on vend
des pêches fraîches, et nous sommes en pleine saison ? –
demande Zoltán soupçonneux, avec dédain, et je lui en
veux, non à cause du dédain mais pour s’être
exprimé aussi compendieusement, alors que je savais dès les trois
premiers mots ce qu’il voulait dire et j’attendais avec impatience
de pouvoir répliquer brièvement et succinctement à son
casse-tête filandreux, ceci :
- Oui, oui et oui,
j’achète une conserve de pêches et non des pêches
fraîches, et si tu me méprises pour cela ou tu me prends pour un
imbécile, cela prouve que, ne voyant pas clair dans les notions, tu ne
vois naturellement pas clair en matière de réalité et de
vérité non plus. Pour toi une conserve et par conséquent
tout le conservatisme ne représente qu’arriération,
sinon au moins une sorte de succédané dévalorisé
face à ce qui est nouveau et frais, de même que tu es
persuadé que la jeunesse, dans tous les cas,
subjectivement et objectivement, est une forme de vie plus parfaite et
d’un ordre supérieur que la vieillesse. Tu dois aussi te dire que
cela est un nouveau signe de ma décadence, à moi, parti jadis
comme révolutionnaire, novateur, utopiste, j’en suis
déjà à défendre et soutenir la réaction
– confondant dans ta superficialité impardonnable réaction
avec conservatisme, alors que les deux termes ont deux sens presque contraires.
Mais moi qui dans les notions, tout comme en plats et en boissons,
n’accepte que les plus fiables et les plus éprouvées, je te
fais savoir que je place cette fois la conserve de pêche au-dessus des
pêches fraîches parce que les conserveries, du fait de la
concurrence, sont tenues de sélectionner pour la conservation les fruits
les meilleurs et les mieux choisis : soixante-dix pour cent des fruits
frais parviennent à la ville fatigués et pourris, verts dans le
meilleur cas, véreux dans le pire. Si tu trouves par malheur un ver
crevé dans une boîte de conserve, tu hurles que le ciel te tombe
sur la tête, tu portes plainte contre le marchand, tu maudis la
société, tu trouves la chose absurde, alors que dans un fruit
frais tu considères que c’est ton lot allant de soi de tomber sur
un ver dans un fruit sur deux dès que tu mords dedans, espèce
d’hypocrite, toi qui dans la conserve d’ananas remarques un
moucheron mais ne remarque pas un serpent à sonnettes dans une cerise
fraîche ! Moi, conservateur ? Bon, admettons que je sois
conservateur – et que je sois réactionnaire si ça vous
chante, car je prétends bel et bien que le fruit sinon le plus
savoureux, en tout cas le plus populaire de l’arbre de la
création, l’homme, a atteint lui aussi plus de valeur quand dans
la boîte de conserve des ans il prouve que grâce à sa matière
plus noble et plus fiable il a mieux résisté à
l’usure du temps que ces "jeunes" si vite vieux. Toi-même
tu louanges le vin vieux et ne dédaignes pas de le payer vingt fois plus
cher que le vin de l’année, or le vin n’est pas autre
qu’une conserve d’extrait de raisin bien nettoyé, sans
même dire qu’aujourd’hui on arrive désormais à
bien conserver le moût de raisin, ce qui ne signifie rien de moins que la
découverte de l’élixir de l’éternelle
jeunesse. Mais toi, jeune révolutionnaire novateur, tu ne comprendras
jamais pourquoi tu m’as vu tantôt à droite,
tantôt à gauche de l’esprit du temps, tu m’as
calomnié en me reprochant d’être versatile et de retourner
ma veste en secret, tu n’as pas remarqué que c’est moi
qui ai gardé ma place et les fameux esprits du temps sautillaient autour
de moi, on les retrouvait tantôt à ma droite, tantôt
à ma gauche : moi, je suis fier de le proclamer, c’est dans
la foi et la proclamation d’idéaux fiables, depuis longtemps
éprouvés, que j’ai hissé bien haut
l’écrin de conserve de la démocratie, la fraternité
et la liberté, la pure essence du vin ; oui, le libéral
désuet et dépassé que je suis et que je demeurerai, sera
toujours révolutionnaire avec la même tête de
réactionnaire, dans l’orgueil des ans dont le nombre ne cesse
d’augmenter, avec une conviction de plus en plus jeune, simplement parce
que ces idéaux ont été sélectionnés parmi
les folles idées éphémères par le grand industriel
des conserves, le Temps, il les a trouvées dignes d’être
préservées. Conservateur, moi ? Que diable pourrais-je
être d’autre étant artiste ? Qui d’autre est-il
artiste parmi des gens qui vivent pour la minute qui passe, qui traversent leur
médiocre petite vie, protestations vivantes contre la loi du Temps qui
balaie tout : un fabricant de conserves résolu et obstiné
qui fourre dans la boîte de conserve du marbre et de la peinture et de la
partition et de la lettre, l’éphémère, ce qui est
"frais et nouveau", c’est-à-dire poussière et
pourriture ? Quel autre "but" a tout art, toute culture, que de
trier dans la cascade des manifestations de vie, trier ce qui est précieux,
ce qui ne doit pas disparaître, trier et conserver la vie vivante dans
une solution plus solide et plus durable, reconstituer ce qui le mérite,
en pierre, en toile, en mots pérennes ? Quoi d’autre
m’a secoué, quoi d’autre m’a contaminé, quoi
d’autre m’a transformé en artiste par enchantement à
l’âge de six ans, quand pour la première fois mon
enchantement par la beauté a été surmonté par un
chagrin et un manque insupportable à l’idée que ça
allait passer, disparaître, que c’est une
beauté vaine ? Pour quoi d’autre ma main a-t-elle
fouillé dans de la suie et des substances colorées afin de fixer
dans le sable blanc du jardin cet arc-en-ciel qui commençait à
pâlir là-haut dans le ciel ? Pour quoi d’autre ai-je
cherché les premiers mots balbutiants entre les baisers de mon premier
amour, afin d’exprimer par là même le bonheur
évanescent que le baiser n’a évoqué que pour mieux
le laisser fuir aussitôt ? Suis-je conservateur ? Il faut
croire que je le suis, et il faut croire que c’est le seul point qui me
distingue de tout le reste au monde, ni dans l’existence, ni dans la
nature, ni dans la vie, je n’ai nulle part rencontré de semblable ;
ces forces créatrices en effet ne conservent rien, même pas si, en
se répétant mille fois sur de toujours nouveaux matériaux,
elles commettent mille fois la même erreur, sans s’instruire et en
oubliant tout, gaspillant et dilapidant ce qu’elles ont
créé cent mille fois, en repartant de zéro, naïves et
insouciantes, car qui diable retourne en arrière pour comprendre
la conséquence, qui d’autre en dehors de l’homme, sait
conserver l’expérience que nous appelons Souvenir ? Les
Temps changent et dedans les Choses changent continuellement, elles ne
s’obstinent que sur un seul point, ne jamais se retourner, ne jamais
regarder en arrière, c’est pourquoi nous ne sommes ni Choses ni
Objets, nous sommes une chose autre pour laquelle celui qui cherchait le mot âme devrait
inventer un mot nouveau, mais il aurait aussi bien pu utiliser une des
variantes de la notion de remémoration. Je suis conservateur,
quoi d’autre pourrais-je être dans ce milieu bourbeux, vaseux,
déliquescent qui m’entoure, si je ne suis pas prêt à
me laisser embourber, envaser, liquéfier avec le monde, et je me tiens
avec obstination dans l’idée de laisser une trace, tout au moins
un signe de continuité pour relier le passé à
l’avenir ? Regarde autour de toi, et réfléchis dans ta
jeunesse tournée vers l’avenir, jeunesse utopiste et futuriste et
progressiste : que se passera-t-il ici ? On n’a pas besoin
d’un Spengler, d’un Keyserling, d’un Rabindranath Tagore[1] : de n’importe quelle rubrique
de n’importe quel quotidien, de n’importe quel rapport
d’économie, de n’importe quelle nouvelle internationale, de
n’importe quel arrêté ou mesure hurlent vers toi le doute et
la certitude d’avoir le moins de chances de régler les
comptes ; montre-moi quelqu’un qui investit plus de confiance dans
la survie de l’Europe d’aujourd’hui que Noé quand il a
commencé à construire sa barque, cette grosse boîte de
conserve ? Que notre barque finisse par débarquer au mont Ararat ou
à la Tour Eiffel, si nous osons croire en l’avenir nous devons
tenter au moins de sauver une collection d’échantillons des
réserves de la Terre qui s’enfonce, nous devons tenter de
construire la pyramide, non pas pour y habiter comme les extravagants rois
babyloniens, mais en tant que cercueil pour notre momie comme le faisaient les
sages pharaons, sachant que c’était le maximum qu’ils
pouvaient sauver du déluge. Ensuite, s’il reste de nous ce peu de
chose, en avertissement et en souvenir, eh bien que tout recommence, depuis
l’aine d’un Adam et d’une Ève d’un rien
plus sages qui, ayant tiré les conséquences des passés, ne
se jetteront pas sur la pomme véreuse pour mordre dedans, mais la
préserveront pour plus tard, pour en faire une conserve de pomme, comme
moi je le fais de cette pêche, tiens, je viens de la couper,
goûte-la comme elle est savoureuse.
Pesti Napló, 4 août 1935.
[1] Oswald Spengler (1880-1936). Philosophe allemand conservateur, auteur du "Déclin de l’Occident". Hermanna von Keyserling (1880-1946). Philosophe allemand humaniste. Rabindranath Tagore (1861-1941) Philosophe indien, prix Nobel de littérature en 1913.