Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« LE
SOIR, DANS LE PARC, LES TENDRES SYCOMORES… »
Ambiance
danubienne
Même pour la
flatter, pour être comme il faut, il convient de louer en silence cette
merveille, ce petit coin de beauté qu’est la vallée du
Danube, de Buda à Visegrád, le fleuve qui enfle dans
l’étroite vallée encaissée des Monts Pilis. Le
Danube est parsemé d’îles éparpillées, et
au-delà des îles des courbes doucement sinueuses et des lignes de
collines ondulantes. Le soir, après le passage du bateau pour Vienne, en
face, à Surány, les feux de camp ont déjà
été allumés, toute la nature plonge dans un recueillement
silencieux et solennel, comme si un chef d’orchestre invisible dictait piano pour mettre en valeur plus
dignement la beauté des décors dans la magie de l’éclairage
terminal.
La bordure de l’allée du
jardin, descendant en pente douce, étincelle comme la
traînée d’une robe du soir. Tout près de l’eau,
où les vagues dans le sillon du bateau ont mouillé le sable, quelques
personnes se délassent silencieusement dans des chaises longues. On a du
mal à les apercevoir. La lune joue à cache-cache et recouvre
d’un tapis ocre la plage caillouteuse du court de tennis, il semble un
étang rectangulaire entouré de grillage pour ne pas perdre un
seul poisson. Dans l’arrière-plan les murs bleus comme
phosphorescents de l’hôtel de style italien.
Le paysage est profondément, presque
douloureusement pittoresque. La nature joue à l’artiste, elle
écrit un poème, compose une chanson, saisit un pinceau :
elle vient de tracer une bande jaune pâle au bas du ciel, elle recule
d’un pas, les yeux à moitié plissés pour examiner
l’effet. Elle n’est pas satisfaite, elle amincit
légèrement la bande jaune, elle lance un pâté de
nuage gris au milieu, elle baisse l’éclairage. Apparemment elle a
achevé l’œuvre, tout s’arrête comme voulant
rester à jamais immuable.
Et comme si son domestique toujours en
apprentissage, l’homme cherchait aussi à faire quelque chose,
à contribuer à la perfection de l’ambiance, une musique
douce retentit depuis le hall. Par un heureux hasard la radio ne transmet pas
un événement sportif ni un drame ou une conférence, et
c’est seulement à minuit que débutera un programme de
musique tsigane. Comme si on avait choisi ce petit coin du pays pour lui faire
le plus magnifique des cadeaux : la radio capte le plus beau moment
d’un concert, de l’admirable sérénade du cher
Rubinstein dans laquelle Mademoiselle N. chante son aria, doucement, avec
goût, laissant vibrer sa belle voix d’alto.
« Le
soir, dans le parc, les tendres sycomores… » et la suite.
Un enchantement. Cette
sérénade flotte au-dessus de ce paysage comme le chant du cygne
d’un crépuscule qui ne reviendra jamais. Je traîne ma chaise
longue plus près de l’eau, à l’abri d’un saule ;
c’est filtré par les arbres que l’heureux public
écoute ce rare concert d’amateur, trois dames notamment que je
devine dans la pénombre.
Ou plutôt, je le découvre,
elles n’écoutent pas, elles bavardent, leur conversation
traîne. Apparemment elles se permettent juste quelques paroles,
instinctivement, si peu, pour ne pas gâcher le concert des silences, mais
assez pour exprimer leur ravissement. Obligées de dire quelque chose, de
se déclarer, sous l’effet de tant de beautés, au moins par
un soupir ou un petit cri d’admiration évanescent, dans un mot
lancé qui commémore,
qui reliera le passé au présent, quand cet envoûtement du
soir deviendra lui-même un souvenir – ce n’est que cela votre
conversation, Mesdames ? Je ne commets pas d’inconvenance si je ne
trahis pas ma présence ici derrière le saule, je les
écoute involontairement tel un satyre au repos écoute les
chuchotements des sylvains et des ondines : ils se reposaient eux aussi
ici, au même endroit, voilà des milliers d’années,
bien avant Aquincum[1], sur cette plage transfigurée, sous
le tapis de la lune dissimulée.
De toute façon, je n’attrape
que quelques mots, quelques bribes de phrases… Elles parlent si
doucement, elles sont si émues… Mes oreilles mettent longtemps
à s’habituer à l’image pastel improvisée des
dialogues s’élevant de l’arrière-plan de la
sérénade de Rubinstein.
*
…a maigri de moitié…
(Cela doit concerner la lune.)
…d’avoir maigri, ce n’est
rien, mais son cou s’est tout ridé…
(Ça ne pouvait pas concerner la lune,
elle n’a pas de cou.)
…c’est insensé comme
elle traite ce pauvre homme…
…rassure-toi, il trouvera consolation
ailleurs…
(J’ignore de qui il s’agit.)
…ruban argenté…
(Ça y est je comprends, une belle
métaphore du Danube – pas très originale mais belle dans sa
simplicité.)
…comment ça, un ruban
argenté dans la longueur ? C’est horrible, l’an dernier
déjà on ne pouvait plus porter ça…
(Non, ce n’est pas le Danube.)
…et tu sais, je n’ai rien dit
alors… je vois qu’il ferme les yeux…
(Ce doit être un astre qui
scintille.)
…mais tu sais, il était sens
dessus dessous… sa cravate a même glissé sans qu’il
s’en rende compte…
(Non, pas un astre, plutôt un homme
amoureux, ce n’est pas sans intérêt.)
…Ma petite, ne m’en veuille
pas, je crois plutôt qu’il avait tout simplement sommeil et il
s’est endormi en ta présence… c’est connu qu’il
s’endort tout le temps…
…cesse de dire des
bêtises… il s’est peut-être endormi chez toi
mais…
(Enfin la magie l’a
emporté : elles prêtent attention, elles écoutent la
sérénade et essayent de deviner qui en est le compositeur. Je
leur ferai signe quand elles auront trouvé.)
…Rubinstein sûrement pas…
il ne descendra pas pour le week-end, il a dû monter à Vienne
à cause de la concession de
bourdalous… il veut obtenir l’exclusivité…
(Hum, il ne doit pas s’agir du Rubinstein de la
sérénade. Mais je ne vois pas ce que les bourdalous viennent
faire là-dedans… joli mot pourtant, ça rime avec andalou.)
…si c’est moi qui le dis, tu
peux mettre ta main à couper, ce type est lumineux…
(Il ne faut pas se moquer de moi, le type
lumineux ne doit pas être la lune, mais plutôt un partenaire de
bridge ou un entraîneur de tennis.)
…je te jure, je l’ai vu de mes
propres yeux quand il a filé…
(Je disais bien, un entraîneur de
tennis ou éventuellement un footballeur. À moins qu’il ne
s’agisse d’un bas qui a filé.)
…et elle a laissé une queue
derrière elle… regarde !... il y en a une autre
là… que c’est beau…
(Tiens ! Elles sont vraiment en train
de parler des étoiles, moi aussi j’ai vu cette étoile
filante… à la bonne heure ! Je finissais par croire
qu’elles n’étaient pas capables de remarquer les
beautés de la nature !)
…c’est curieux avec les
étoiles… comment ça marche ? Il y en a tant qui
tombent chaque année et pourtant il en reste…
…tu manques de culture, ma
chérie… ce n’est pas une vraie étoile,
l’étoile filante… ne connais-tu pas le cosmos de
Kant-Laplace-Humboldt ?
(Génial !)
…Humboldt était
médecin…
…Médecin, Humboldt ? Ne
me fais pas rire…
…alors quoi…
…un type qui a fondé une
religion…
…ah, un sectaire alors ?... je
n’aime pas les fondateurs…
(Il vaudrait mieux qu’elles
reviennent à leurs affaires privées.)
…une sorte d’écrivain
est passé dans l’après-midi…
…oui… sa femme est ici depuis
huit jours… au début elle s’est très bien
comportée, mais là elle a pris sa grosse voix… elle rudoie
le personnel…
…en voilà une affaire, avoir
un mari écrivain… qui que ce soit… même Madame
Chaikspire n’a pas fait tant de chichis quand son mari l’a suivie,
pourtant c’est quelqu’un…
(Hum, il commence à faire frais, je
ferais mieux d’aller me coucher, ce bavardage commence à
m’ennuyer.)
Pesti Napló, 24 août 1935