Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
palais des sorciÈres et bacille du cholÉra
Temps
grandioses, petites pensées
Au fur et à mesure que l’on
vieillit (peut-être afin de contrarier une "vision mentale
lointaine"), on s’intéresse à des choses de plus en
plus petites. Avec les paumes agitées de nos vingt ans nous essayons de
ramasser un monde, et plus tard, au temps de nos cinquante ans, desserrant
prudemment les poings, nous réalisons que nous avons bien peu
ramassé : ce peu, il faut le lever près de nos yeux pour le
voir. Mais dans ce modeste résultat il y a aussi une sorte
d’ironie silencieuse. La gentille expression : « je me
rappelle ce temps grandiose de ma petite enfance » se trouve
justifiée de plus en plus souvent et de plus en plus évidemment.
Pendant que nous descendons lentement la pente, nous comprenons avec un petit
sourire malin que le monde énorme et terrible du dehors, les
époques et les esprits du temps, les foules, les sociétés
et les pays, ce monde a moins compris dans les sciences exactes et dans les
expériences utilisables de cette Chose Grandiose, moins que nous, petits
grains de poussière. Je me rappelle très bien quand mon ambition
et mon imagination de jeune homme se sont révoltées contre
*
Mais je ne pense pas qu’il vaille la
peine de donner son avis. J’ai appris par expérience que le
penseur ne peut compter sur une compréhension que chez des personnes plus âgées que lui, jamais
chez les plus jeunes. Amère découverte (puisque le contraire
serait plus efficace), et c’est aussi l’explication de toutes les
tentatives inutiles et superflues des générations
"courageuses et actives" qui gaspillent des décennies
entières, de précieux siècles de progrès, convaincues
qu’une méthode fausse et depuis longtemps dépassée
répond à quelque solution toute nouvelle, qui permettra de sauter
des ères. Goethe n’ignorait pas cela. Après les critiques
du deuxième Faust il se
plaignait, furieux, de rencontrer de moins en moins de congénères
octogénaires pour discuter avec eux à sa guise :
qu’expliquer à ces gamins de cinquante ou soixante ans ?
(« Kinder, wenn Ihr nicht gar so dumm wäret ! »[1]) Car comment pourraient-il comprendre que,
par exemple, dans le tourbillon des "événements
révolutionnaires", "tournants décisifs",
"actes fondateurs", l’observateur expérimenté est
parfois intéressé par de petits détails
insignifiants ? Et parfois pas même des détails, seulement
des notions qui s’y rattachent (un mot ou seulement une virgule dans la
déclaration du dictateur, un trait bizarre dans la tournure dramatique)
rappelant une chose simple et grotesque ? Il est bien vrai qu’on en
discute, qu’on prend pour un mystère mystique cette constatation
claire et évidente des derniers vers du Faust : « Alles Vergängliche ist nu rein
Gleichnis ». (Toute chose éphémère est comme
une comparaison.)
*
Petite donnée dissimulée
parmi les informations sur le conflit abyssinien, ne découlant pas de la
situation contemporaine, un simple chiffre commercial. Le gouvernement italien
a versé jusqu’à présent à titre de redevances
de navigation sur le fret et les personnes plus de trois cents millions de
lires à la société britannique qui loue le Canal de Suez.
Le gouvernement italien transporte des soldats en Afrique et nul n’ignore
que chaque navire et chaque passager empruntant le canal paye un droit de
passage à l’Angleterre en contrepartie des voyages
facilités vers l’Afrique. Tout le monde trouve cela très
normal, y compris le gouvernement italien (après tout la construction du
canal a coûté beaucoup d’argent, c’est une entreprise
commerciale qui veut rentrer dans ses frais). Il n’y a personne pour
remarquer qu’en cet instant, exceptionnellement, à quel point
cette transaction est grotesque et comique. Moi, elle me rappelle le Palais des
Sorcières du Bois de la Ville. On passe au guichet, on débourse
vingt fillérs, cela nous donne accès au local sombre où
l’on est d’abord attendu par l’obscurité, un tapage
violent dans l’obscurité, ensuite on reçoit un coup de pied
au flanc, puis on est lâché sur un tapis qui secoue, puis on est
placé sur un tabouret qui tourne, puis on est effrayé par des miroirs
déformants, enfin on accède à un tonneau qui roule,
où le mortel ordinaire n’évite pas de tomber à la
renverse ou sur la tête : tout cela nous est imposé par la
même entreprise à qui nous avons déboursé le droit
d’entrée. Un drôle d’amusement, il a dû
naître d’une pensée commerciale basée sur les
inclinations masochistes refoulées dans la nature humaine. Pensez-y.
D’un côté, les soldats italiens défilent par le
canal, après avoir déboursé de lourdes sommes à
l’Angleterre, pour parvenir sur le futur champ de bataille – de
l’autre côté, depuis la terre ferme, défile la force
militaire anglaise, ses machines, ses armements et ses avions, avec
l’intention avouée de stopper, d’éclabousser,
d’effrayer et le cas échéant cogner à la tête
la force militaire italienne, d’aller éventuellement
jusqu’à lui fermer la route du retour
par le canal, pour qu’elle ne puisse quitter le champ de bataille que
les pieds en l’air à travers le tonneau roulant. C’est
étrange, mais que peut-on faire ? Dès lors que le futur
champ de bataille se trouve sur un territoire où on ne peut
accéder que si les Anglais le veulent bien, même s’il
s’agit d’affronter justement les Anglais sur ce champ de bataille.
*
Depuis un certain temps à
Pécs on vole à l’hôpital des lapins
diphtériques et des élevages de vibrions cholériques.
Dernièrement on y a volé une fois de plus plusieurs centaines de
trillion de bacilles du choléra dans un but mystérieux. Plus tard
les lapins ont été renvoyés, on a même
renvoyé plus de lapins que volés, mais qu’est-ce que
ça change ? Qui sait combien de milliers de lapins ont
été infectés, combien ont été produits avec
les lapins volés, matière première, moule à frapper
la monnaie ; or ces lapins infectés sont en ce moment
stockés dans une cave ou un entrepôt, en tant que trésor et
stock d’armes menaçant d’une mystérieuse
organisation. Quelle peut être la société fantastique de
gangsters qui travaille ici, quels politiciens de catastrophe, une bande
anticipant un cataclysme, des brigands s’installant pour un monde nouveau,
le monde infernal qui suivrait le cataclysme ? Dans ce monde nouveau il
n’y aura plu ni riches ni puissants disposant d’énergie
constructrice et créatrice, il n’y aura que celui qui sera
entré en possession de menaces destructrices plus efficaces que les
autres. Ce sera le monde de la terreur. Peut-être même que les
"haut les mains" deviendront un moyen de paiement normal, et la
monnaie ne sera plus faite de matériaux bénéficiant
à celui qui les touche – mais de matériau malfaisant dans
la main de celui qui en menacera autrui.
Imaginez comme cela est simple.
Le débiteur se dispensera d’administrer ses deux gifles pour
la rémunération d’un travail fourni, parce que je
n’aurais pas sur moi le revolver avec lequel le tuer s’il
administrait les gifles.
Pesti Napló, 29 septembre 1935.