Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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palais des sorciÈres et bacille du cholÉra

Temps grandioses, petites pensées

Au fur et à mesure que l’on vieillit (peut-être afin de contrarier une "vision mentale lointaine"), on s’intéresse à des choses de plus en plus petites. Avec les paumes agitées de nos vingt ans nous essayons de ramasser un monde, et plus tard, au temps de nos cinquante ans, desserrant prudemment les poings, nous réalisons que nous avons bien peu ramassé : ce peu, il faut le lever près de nos yeux pour le voir. Mais dans ce modeste résultat il y a aussi une sorte d’ironie silencieuse. La gentille expression : « je me rappelle ce temps grandiose de ma petite enfance » se trouve justifiée de plus en plus souvent et de plus en plus évidemment. Pendant que nous descendons lentement la pente, nous comprenons avec un petit sourire malin que le monde énorme et terrible du dehors, les époques et les esprits du temps, les foules, les sociétés et les pays, ce monde a moins compris dans les sciences exactes et dans les expériences utilisables de cette Chose Grandiose, moins que nous, petits grains de poussière. Je me rappelle très bien quand mon ambition et mon imagination de jeune homme se sont révoltées contre la Thèse et l’Enseignement, qui voulaient que "mon empan d’existence", ma vie individuelle éphémère, ne soit qu’un maillon insignifiant dans l’enchaînement millénaire des Contrats Sociaux et Constitutions et Générations, qui à travers ma personne relie le passé à l’avenir. Depuis lors il est devenu clair que durant mon empan d’existence j’ai vécu la construction et l’écroulement d’au moins une quinzaine d’ères, des forces révolutionnaires ont explosé ou se sont délitées les unes après les autres, l’histoire a sautillé autour de moi telle un jeune bouc ou un film accéléré condensant des milliers d’années, pendant que moi, pauvre éphémère, je faisais du surplace, et bientôt je devais croire que j’étais beaucoup plus vieux que l’histoire du monde. Évidemment, puisque chaque "nouvelle ère" pointait en annonçant qu’elle était définitive, dimensionnée de façon à programmer à l’avance les agendas, même de mes petits-enfants ; en général on s’est davantage soucié de mes petits-enfants tardifs que de moi, probablement dans la logique que ce n’était plus la peine de s’occuper de moi pour les quelques minutes qui restaient. Or chaque "nouvelle ère" a vieilli en quelques années et a fini par s’éclipser doucement, emportant mes petits-enfants tardifs et me laissant ici. On finit par perdre confiance. Quant à moi, aujourd’hui je ne vois plus une très grande différence entre les idéaux rédempteurs des apôtres des cafés et un nouveau programme de gouvernement ; je ne me laisse plus tromper par la longue barbe avec laquelle ils se présentent, par le vibrato de leur voix d’airain avec laquelle ils me donnent des conseils, cela ne m’empêche plus de reconnaître en eux mes gentils enfants à l’égard desquels l’affection indulgente et le tact m’interdisent de donner un avis sur la poudre de perlimpinpin qu’ils proposent au monde en guise de pierre philosophale, de panacée qui guérit tous les maux.

 

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Mais je ne pense pas qu’il vaille la peine de donner son avis. J’ai appris par expérience que le penseur ne peut compter sur une compréhension que chez des personnes plus âgées que lui, jamais chez les plus jeunes. Amère découverte (puisque le contraire serait plus efficace), et c’est aussi l’explication de toutes les tentatives inutiles et superflues des générations "courageuses et actives" qui gaspillent des décennies entières, de précieux siècles de progrès, convaincues qu’une méthode fausse et depuis longtemps dépassée répond à quelque solution toute nouvelle, qui permettra de sauter des ères. Goethe n’ignorait pas cela. Après les critiques du deuxième Faust il se plaignait, furieux, de rencontrer de moins en moins de congénères octogénaires pour discuter avec eux à sa guise : qu’expliquer à ces gamins de cinquante ou soixante ans ? (« Kinder, wenn Ihr nicht gar so dumm wäret ! »[1]) Car comment pourraient-il comprendre que, par exemple, dans le tourbillon des "événements révolutionnaires", "tournants décisifs", "actes fondateurs", l’observateur expérimenté est parfois intéressé par de petits détails insignifiants ? Et parfois pas même des détails, seulement des notions qui s’y rattachent (un mot ou seulement une virgule dans la déclaration du dictateur, un trait bizarre dans la tournure dramatique) rappelant une chose simple et grotesque ? Il est bien vrai qu’on en discute, qu’on prend pour un mystère mystique cette constatation claire et évidente des derniers vers du Faust : « Alles Vergängliche ist nu rein Gleichnis ». (Toute chose éphémère est comme une comparaison.)

 

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Petite donnée dissimulée parmi les informations sur le conflit abyssinien, ne découlant pas de la situation contemporaine, un simple chiffre commercial. Le gouvernement italien a versé jusqu’à présent à titre de redevances de navigation sur le fret et les personnes plus de trois cents millions de lires à la société britannique qui loue le Canal de Suez. Le gouvernement italien transporte des soldats en Afrique et nul n’ignore que chaque navire et chaque passager empruntant le canal paye un droit de passage à l’Angleterre en contrepartie des voyages facilités vers l’Afrique. Tout le monde trouve cela très normal, y compris le gouvernement italien (après tout la construction du canal a coûté beaucoup d’argent, c’est une entreprise commerciale qui veut rentrer dans ses frais). Il n’y a personne pour remarquer qu’en cet instant, exceptionnellement, à quel point cette transaction est grotesque et comique. Moi, elle me rappelle le Palais des Sorcières du Bois de la Ville. On passe au guichet, on débourse vingt fillérs, cela nous donne accès au local sombre où l’on est d’abord attendu par l’obscurité, un tapage violent dans l’obscurité, ensuite on reçoit un coup de pied au flanc, puis on est lâché sur un tapis qui secoue, puis on est placé sur un tabouret qui tourne, puis on est effrayé par des miroirs déformants, enfin on accède à un tonneau qui roule, où le mortel ordinaire n’évite pas de tomber à la renverse ou sur la tête : tout cela nous est imposé par la même entreprise à qui nous avons déboursé le droit d’entrée. Un drôle d’amusement, il a dû naître d’une pensée commerciale basée sur les inclinations masochistes refoulées dans la nature humaine. Pensez-y. D’un côté, les soldats italiens défilent par le canal, après avoir déboursé de lourdes sommes à l’Angleterre, pour parvenir sur le futur champ de bataille – de l’autre côté, depuis la terre ferme, défile la force militaire anglaise, ses machines, ses armements et ses avions, avec l’intention avouée de stopper, d’éclabousser, d’effrayer et le cas échéant cogner à la tête la force militaire italienne, d’aller éventuellement jusqu’à lui fermer la route du retour par le canal, pour qu’elle ne puisse quitter le champ de bataille que les pieds en l’air à travers le tonneau roulant. C’est étrange, mais que peut-on faire ? Dès lors que le futur champ de bataille se trouve sur un territoire où on ne peut accéder que si les Anglais le veulent bien, même s’il s’agit d’affronter justement les Anglais sur ce champ de bataille.

 

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Depuis un certain temps à Pécs on vole à l’hôpital des lapins diphtériques et des élevages de vibrions cholériques. Dernièrement on y a volé une fois de plus plusieurs centaines de trillion de bacilles du choléra dans un but mystérieux. Plus tard les lapins ont été renvoyés, on a même renvoyé plus de lapins que volés, mais qu’est-ce que ça change ? Qui sait combien de milliers de lapins ont été infectés, combien ont été produits avec les lapins volés, matière première, moule à frapper la monnaie ; or ces lapins infectés sont en ce moment stockés dans une cave ou un entrepôt, en tant que trésor et stock d’armes menaçant d’une mystérieuse organisation. Quelle peut être la société fantastique de gangsters qui travaille ici, quels politiciens de catastrophe, une bande anticipant un cataclysme, des brigands s’installant pour un monde nouveau, le monde infernal qui suivrait le cataclysme ? Dans ce monde nouveau il n’y aura plu ni riches ni puissants disposant d’énergie constructrice et créatrice, il n’y aura que celui qui sera entré en possession de menaces destructrices plus efficaces que les autres. Ce sera le monde de la terreur. Peut-être même que les "haut les mains" deviendront un moyen de paiement normal, et la monnaie ne sera plus faite de matériaux bénéficiant à celui qui les touche – mais de matériau malfaisant dans la main de celui qui en menacera autrui.

Imaginez comme cela est simple.

Le débiteur se dispensera d’administrer ses deux gifles pour la rémunération d’un travail fourni, parce que je n’aurais pas sur moi le revolver avec lequel le tuer s’il administrait les gifles.

 

Pesti Napló, 29 septembre 1935.

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[1] « Ah, si les enfants n’étaient pas si sots ! »