Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
poÉsie dans la vitrine Du libraire
Enfin une
réclame appropriée
Je m’aperçois que le titre que
j’ai noté ne paraît pas franchement drôle, alors que
j’avais l’impression de formuler une sorte de contraste ou de
paradoxe. La raison hausse les épaules : mon Dieu, où
voulez-vous que réside la poésie si ce n’est pas dans la
vitrine d’une librairie ? – Pourtant la raison devrait
être habituée depuis longtemps à ce qu’au royaume des
tordus ce soient les rares redressés qui donnent l’effet optique
le plus tordu. Naturellement néanmoins, même cette chose
n’est pas si droite que
ça, ne paniquez pas, la poésie en question que j’ai
découverte dans la vitrine d’une librairie du centre-ville
n’est pas un recueil de poèmes, mais juste un roman en prose, et
d’ailleurs il ne s’agit pas de ce roman, mais du travail si
poétique de l’étalagiste censé valoriser le livre.
Au demeurant, le livre en question est le
dernier ouvrage d’un éminent écrivain, auquel
l’étalagiste fait ainsi honneur ; le livre présente
bien, avec goût, il mérite qu’on y attire l’attention
des passants. Au milieu de la vitrine une sorte d’estrade a
été dressée avec quelques exemplaires, et sur cette
estrade, telle le dessus d’une table, on laisse un exemplaire ouvert,
comme oublié négligemment. Latéralement, dans un cadre, on
voit le portrait de l’écrivain comme une chère connaissance
dont on garde la photo sur son bureau ; sur le coin gauche de la table,
une longue branche d’arbre élancée, jaunie, ça
pourrait être du chêne, se penche discrètement au-dessus du
livre. Une feuille morte, évoquant l’atmosphère
mélancolique de l’automne, est tombée sur la page ouverte,
et elle y garde songeusement un équilibre précaire – le
tableau a quelque chose de chaleureusement suggestif, je n’ai pas eu
encore l’occasion de lire le livre, mais je sens déjà que
cette image doit exprimer l’essentiel de son contenu.
J’approuve la bonne enseigne du bon
vin, et si je suis tout de même arrêté non par la
bizarrerie, mais par un relatif inhabituel de ce genre de propagande, cela veut
justement dire qu’en principe je n’y trouve rien de grotesque.
À la réflexion, c’est justement ce dont nous avons
l’habitude qui est grotesque et inadapté,
c’est-à-dire que l’enseigne des articles de première
nécessité, les plus ordinaires, déverse le plus souvent
une poésie sirupeuse à l’écœurement.
N’est-ce pas étrange quand pour une fois, exceptionnellement,
c’est de la poésie qui nous est présentée dans un
cadre poétique ? Il va de soi que personne ne s’étonne
d’apercevoir un château romantique à la Walter Scott dans la
vitrine d’une boucherie, construit en tripes et en grattons, devant le
château un sentier sinueux de lard au paprika conduit la belle
châtelaine au fond du parc où à l’orée
d’un crépuscule ossianique[1] un gros boudin symbolise le soleil
couchant. Ou encore un groupe d’anges dans la vitrine d’une
confiserie, sans même parler des marchands de tissus, capables
d’aménager tout un monde de fées dans leur large étalage,
parmi des décors d’opéra, avec rideau circulaire et
illumination d’ambiance. Devant une société songeuse autour
d’un feu de bergers apparaît la Fée des Montagnes pour
raconter la plus belle légende de Shéhérazade sur la force
magique des petits sous-vêtements, ailleurs on peut voir la Lorelei au
bord de son rocher, en train de révéler son secret au
pécheur envoûté, balancé dans sa barque au bas de la
vitrine : comment elle est ravie de porter sous l’aisselle la plaque
sudorifique de Bredovics. Un fabricant de chaussettes a dramatisé
récemment les années heureuses de Van Zanten, faisant monter sur
la scène une armée de girls anthropophages dans sa vitrine, un
brave Juif se signe dans sa frayeur à la vue des crocs étincelants
qui le menacent s’il refuse d’acheter. Encore ailleurs une
épicerie fine a confectionné un orchestre, une fanfare de
cochonnets avec de vrais
cochonnets : les cochonnets morts tiennent dans leurs bras des violons et
des contrebasses, ils ont un shako sur la tête, un citron dans le groin,
c’est comme ça qu’ils rigolent de cette scène
rigolote.
Nous sommes bien habitués à
tout cela, comme nous sommes aussi habitués à ce que
l’industrie et le commerce s’approprieront bientôt
l’art. Si vous feuilletez le numéro de fête des journaux du
monde, vous vous sentirez presque gêné du manque de texte à
lire. Quelques articles de vulgarisation, les rubriques ordinaires et, en guise
d’illustration, quelques grises photographies. Mais continuez de
feuilleter, et feuilletez jusqu’au bout, et c’est le monde
féerique des Mille et une Nuits qui s’ouvre à vous. Des
suppléments artistiques originaux en couleurs, véritables
chefs-d’œuvre de l’imagination créatrice, une
poésie ou une prose dynamiques dans un déploiement typographique
digne de ces genres rares, composé en gigantesques caractères
gothiques, en gras, soulignés, gravés dans le marbre, tels les
légendes des statues ou les épitaphes des monuments aux morts.
Vous, randonneur de la vie, croyez un instant être parvenu dans le hall
de l’Art Immortel, mais si vous lisez le texte flamboyant et le
poème magistralement façonné, le dernier vers, la
dernière rime, trahissent que c’est un succédané
d’œuf ou une boule déodorante qui a inspiré l’artiste
dans un élan aussi irrésistible. On ne trouve plus de l’art
vrai, sinon dans le contenu, au moins dans la forme, qu’au royaume des
publicités, et si vous rapprochez cela de la nouvelle esthétique
qui clame obstinément qu’en art tout est question de forme, et
rien ne dépend du contenu, vous n’avez plus aucune raison de douter
que l’art s’est vendu corps et âme à
l’industrie, c’est elle qu’il sert, comme autrefois il a
servi les militaires ou l’église ; pour un esthète de
la forme c’est complètement égal, il ne cherche pas
à savoir si le poète chante les hauts faits d’Achille, de
Mahomet ou de la firme Stux et Davidsohn, une fois qu’il a bien
exécuté son boulot. J’avoue que l’exposition de
peinture de cette année dans les salles de la halle des arts plastiques
m’a laissé passablement froid, en revanche deux affiches horribles
dans la rue restent gravées en moi pour la vie : l’une
présentait une femme superbe crachant de sa bouche des perles de
plaisir ; l’autre, la réclame d’une sorte de semelle en
caoutchouc, montrait un personnage ésotérique d’une
façon presque métaphysique qui, transfiguré et
aérien, recule vers l’arrière-plan, sans membres, ni yeux,
nez et bouche, sans but et sans foi, tel une tache de nuée blanche
évanescente, vers son Nirvana. C’est une seule semelle qui ressort
nettement dans l’image, témoignant que (je cite) « tout
se déchire… », périclite, se dissipe,
s’étiole, comme l’Existence et la Vie, il n’y a que la
semelle qui résiste, comme le sourire de Bouddha et le sein
d’Abraham, la semelle, la semelle, car cette semelle… Vous savez le
reste. Je suis encore hanté par cette image, son mysticisme asiatique,
et en secret, pour moi-même, j’ai même mis le texte en
musique.
C’est tout ce que je voulais vous
dire. Apparemment c’est un signe du temps que nous ressentions comme un
égarement que pour une fois l’art publicitaire fait de la
réclame pour lui-même, pour l’art. Et dans notre
hyperesthésie malsaine nous considérons comme kitsch que ce soit
avec du beau que celui à qui cela plaît veut attirer
l’attention des autres sur le beau. Je vous ai parlé du kitsch
récemment, et de sa part immortelle : j’aurais dû me
contenter de vous dire que c’est la même chose qui est immortelle
dans le kitsch, que ce qui est beau dans l’art véritable, auquel
je ne suis pas prêt à renoncer même si, le cas
échéant, à défaut d’autre matière
l’artiste a été obligé de sculpter ce beau en
grattons, et non en marbre ou en bronze plus dignes de la beauté.
En un mot comme en cent : le
commerçant ne doit pas considérer que c’est un
pléonasme de faire une belle réclame à la réclame
principale qu’est la littérature, celle qui prétend
populariser le monde, fabrication de Dieu. Que la librairie du centre-ville
fasse école ! Que disparaissent les étagères
ennuyeuses et les articles assommants avec les bandeaux laconiques
« vient de paraître » ! Imaginez. Ne serait-ce
pas charmant si l’éditeur signalait une nouvelle édition de
Petőfi avec un tumulus aménagé dans la vitrine, pendant que
la veuve infidèle est en train d’accrocher à la croix le voile
piétiné de son veuvage ? On pourrait l’éclairer
au crépuscule en rendant visible le fantôme (à l’aide
d’un automate simple propre à actionner des personnages) qui
remonte de la pénombre tombale au milieu de la nuit pour le
récupérer.
Dans mon testament j’ai pris des
dispositions : le volume nouvellement paru de mon grand ouvrage
philosophique posthume devra être lu dans la vitrine par des jeunes
filles vivantes, très belles, embauchées à cette fin qui
seront tenues de soupirer dans l’ivresse du plaisir.
Pesti Napló, 13 décembre
1935.
[1] Ossian : Titre d’une série de poèmes romantiques du poète irlandais James Macpherson (1736-1796).