Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

 THÉÂTRE IMPRESSIONNISTE

 

Tentative de vue naturelle des choses

 

Moi je ressens toujours cette lacune. L’importance primordiale du regard de la personnalité et du caractère dans l’art créatif a depuis longtemps été reconnue par la critique, mais celle-ci n’a pratiquement pas voulu tenir compte du rôle important de ces mêmes critères dans le domaine de la jouissance de l’art, je pourrais dire dans celui de l’art passif. Dès qu’il s’agit du lecteur, de l’auditeur, du spectateur, l’artiste et le critique trouvent naturel que leurs exigences envers l’art ne puissent être que collectives – ça leur plaît ou ça ne leur plaît pas, ils trouvent bon ou ils trouvent mauvais ce que (selon le critique) est bon ou mauvais. Or le public est composé de gens ordinaires et chaque personne a aussi bien son propre caractère, son tempérament, ses besoins individuels, que le créateur. Et leur regard et leurs exigences sont passablement déterminés par le caractère et le tempérament individuel de chacun : ceci ne dépend pas de l’artiste créateur, mais n’est pas du tout indépendant de la vocation, du métier de chacun, ce qui à son tour est fréquemment en rapport avec son caractère et son tempérament. Je n’arrive pas à comprendre comment ne pas tenir compte de la contrainte de ce regard – alors que tout le monde sait qu’en rentrant vers la maison après quelques heures de jeu d’échecs ou de parties de billards, nous sommes enclins à prendre les maisons et les gens pour des figurines d’échecs, de cligner de l’œil vers les étoiles du point de vue de la position des boules de billard : peut-on ou non réussir un carambolage avec cette disposition ? Un si court conditionnement peut suffire pour considérer le monde d’un certain point de vue – pouvons-nous alors nous étonner qu’un homme qui sa vie durant a été cordonnier, aperçoive en moi d’abord mes chaussures, et si le bourreau cherche d’abord à voir mon cou ? Ce sont ces réflexions qui m’ont amené à fonder mon "école de récitation naturelle", dont le but était de rendre accessible à chacun la récitation de poèmes, en appliquant le principe révolutionnaire que contrairement à la conception des méthodes académiques des écoles de théâtre, le commun des mortels ne récite pas le poème comme le poète (en accord avec sa propre nature) l’a imaginé quand il l’a écrit, mais de façon à faire ressortir le caractère, le tempérament, le regard du récitant, compte tenu du texte du poème. Un homme flegmatique ne montera pas sur les planches pour crier avec pathos « Non ! Je n’occis pas Benő Bárczy ! »[1], mais conformément à sa nature, il haussera les épaules (il faudrait en écrire la partition) et dira : « Benő Bárczy ? Moi (pour ma part) je ne l’ai pas assassiné – mais, voyez-vous, il n’est pas faux que je lui ai mis un couteau dans la main » et tout à l’avenant.

Au fait, il serait intéressant et instructif d’élargir cette méthode à cet autre genre artistique qui n’a pas encore de nom (pourtant c’est bien un genre), quand un simple individu du public rapporte ce qu’il a vu au théâtre ou ce qu’il a lu dans un livre. Il conviendrait d’habituer les gens à être francs et directs les uns envers les autres et envers eux-mêmes. Qu’ils ne rabâchent pas des phrases générales à la mode, qu’ils "n’affectent pas" d’être l’homme cultivé qui, comme il se doit, n’est intéressé que par tel et tel critère artistique dans une création. Il est très naturel que dans une création chacun cherche, trouve et remarque avant tout ce qui correspond à son regard, son caractère et sa profession. N’est-ce pas une sottise de renier cette richesse devant nous-mêmes, pour mieux correspondre à un "point de vue artistique général" ennuyeux et uniforme ? Comme les critiques et les comptes rendus seraient plus variés et plus personnels si les gens, se fichant des "intentions de l’artiste", osaient être sincères et fidèles à eux-mêmes ?!

Après avoir expérimenté cette méthode sur quelques élèves de ma nouvelle école, j’ai l’honneur de vous présenter ci-dessous quelques compositions, pour en faire l’objet de votre aimable réflexion et pour vous encourager.

 

La Tragédie de l’homme

 

Relatée par un propriétaire d’immeuble

 

Les dénommés Adam et Ève, couple sans enfants, accèdent à un magnifique logement avec jardin dans l’élégante résidence Paradis, avec le chauffage central. Au lieu de se réjouir de cette opportunité rare, ils se brouillent avec le propriétaire. Il faut dire que le propriétaire est également fautif : dans l’appartement exempt de vermine, se glisse un individu ressemblant à un ver (ou un serpent), il les persuade de dégrader les décors-pommier partie intégrante de la propriété de la maison. Le propriétaire les met aussitôt, sine die, à la rue. Alors Adam se décide à entreprendre la construction d’une maison pour son compte, mais à défaut du capital suffisant il s’endette, évidemment, il est promis à un avenir navrant, parce que les salaires sont très bas. Il rêve pour lui des logements divers, en premier il fait bâtir à crédit des pyramides, mais il apparaîtra bientôt que cet immense investissement financier en vue d’une tanière ne peut pas être rentable. Il loue ensuite un temple à Athènes, puis il sera locataire titulaire à Rome, mais l’octroi (obulus) le conduit à la faillite. Il aimerait devenir sous-locataire chez un particulier nommé Izadóra, mais celle-ci ne loue pas sa chambre. En tant qu’astronome, il songe déjà à chercher pour lui un logement convenable sur la Lune, mais la révolution éclate et elle socialisera tout. Dans son désespoir il court jusque dans l’espace, mais supporte mal l’air chaud, il revient et échoue dans une cabane sans le moindre chauffage, exposé constamment aux courants d’air. À la fin il n’en peut plus, il se présente à la résidence Paradis, il demande qu’on le réadmette, en considération du fait que la famille va s’agrandir et qu’ils auront besoin d’une chambre pour l’enfant. Le propriétaire fait preuve de clémence et le réinstalle, sous réserve que dans l’avenir il veillera à respecter son logement et qu’il n’exige pas un contrat.

 

La Vie de Napoléon

 

Relatée par un agent immobilier

 

Un jeune homme habitant dans une chambre au mois se met en ménage avec l’épouse de son ami, puis il demeure pendant des années dans un château meublé nommé Tuileries, mais comme il ambitionne de posséder un jour un appartement à lui avec des meubles à lui, il se rend à Rome, Berlin, Vienne, Moscou, on ne le supporte nulle part très longtemps à cause de son caractère querelleur, jusqu’à ce qu’à la fin, n’ayant pas de logement, en tant qu’étranger indésirable il se fait expulser de l’Europe.

 

Le Roi Lear

 

Relaté par un expert en droit privé

 

Un gentleman âgé souhaitant réaliser sa volonté testamentaire déjà de son vivant, à défaut d’héritier mâle divise son patrimoine entre ses trois filles, oubliant de se garantir par un contrat bilatéral devant notaire l’exécution d’une rente à vie à laquelle il a droit selon la loi. Il en découlera de graves complications de droit privé. Deux de ses filles, à défaut de document adéquat, refusent à juste titre,  de satisfaire divers désirs fantaisistes. Ce père, au lieu de s’adresser à la Chambre des Tutelles en vue d’une aide judiciaire gratuite, court dans la forêt, là il fait la connaissance d’un fou qui pourtant n’est rien en droit pénal et par conséquent n’est pas en mesure de l’aider. Enfin, sa troisième fille va l’héberger chez elle, mais avant qu’ils puissent mutuellement clarifier et régulariser leurs obligations économiques réciproques futures, le vieux meurt et tout le patrimoine reviendrait aux filles avec autorité exécutoire, mais celles-ci décèdent également et aucune mesure ne sera prise concernant le destin de ce patrimoine.

 

Hamlet

 

Relaté par un psychanalyste

 

Un jeune homme écrasé par une neurasthénie extrême et des idées fixes, par conséquent incapable d’agir (et souffrant aussi d’inhibitions sexuelles) apprend que son père a été tué, au vu et au su de sa mère, par son actuel beau-père. Se dissimulant à lui-même sa joie naturelle d’être débarrassé de ce père de nature acariâtre, conservateur et égoïste, et d’être ainsi désormais en mesure de projeter son amour  œdipien du complexe de la mère sur la jolie mais un peu névrosée Ophélie (« va en analyse, Ophélie ! »), jure vengeance. Mais ses complexes ne permettront d’accomplir cette vengeance qu’au moment où sa propre vie aussi sera en danger, autrement dit où les désirs d’enfance inavoués du beau-père parviendront à s’exprimer en symptômes manifestes.

 

Le Maître de forges

 

Relaté par un élève ingénieur

 

L’industriel Philippe Derblay s’installe pour une exploitation à grande échelle dans sa fonderie, mais avant de pouvoir commencer la production il fait la connaissance de la comtesse Blanche, qu’il épouse. Une fois ses affaires privées ainsi réglées, il devrait passer aux questions techniques, mais sa femme lui met des bâtons dans les roues, si bien que l’industriel devra se battre en duel. Je n’ai lu le roman que jusque-là, parce qu’à la page deux cent ils n’ont toujours pas commencé la description du processus du travail de la fonderie, or c’est bien pour cela que j’avais acheté le livre (je prépare mon examen), et il ne me semblait guère probable de pouvoir y apprendre quelque chose d’utile par la suite.

 

Le Ban Bánk

 

Relaté par un joueur de bridge

 

Le ban Bánk (en Nord) se retrouve de façon inattendue en paire avec le comploteur Petur (en Sud), qu’ils mènent contre Gertrud et Ottó (en Est et en Ouest). Au début il ne veut pas couper, mais lorsqu’il apprend que le roi qui manquait est dans la main des adversaires et surtout que Ottó surenchérit pour sa femme à lui, Melinda, il fait le pli et avec une impasse habile il reste maître avec sa dame. Un moment il peut espérer réussir la manche, ou même un chelem au bénéfice du pays tout entier, quand il s’avère que Gertrud est innocente et que Endre en pique pour elle, cela le fait sortir de ses gonds, il ne fait pas la levée et il sera finalement le seul perdant du tournoi.

 

Crime et Châtiment

 

Relaté par un voyou

 

Raskolnikov, un ancien étudiant, flâne sans boulot et sans flouze dans les rues de Pitère (Saint Pétersbourg) jusqu’à finir par se brancher sur un gros coup. Il n’initie pas son pote Razoumikhine, c’est tout seul qu’il monte chez la vieille rombière qui voudrait faire du ramdam de suite, si bien que Raskolnikov est contraint de la zigouiller. Il emporte bien le butin, mais ça ne le rend pas jouasse, il a constamment les foies à cause d’un flic nomme Porphyre qui ne cesse de lui coller aux fesses pour mettre la vérité au clair. Pour la mouise de Sonia, la chatte de Raskolnikov, celui-ci lui crache le cas, et la poule le baratine pour qu’il dégoise le tout aux poulets. Il le fait, et de la piaule de la nana il court tête nue direct au commissariat, pour cracher. Il écope de dix quintaux de Sibérie, pendant ce temps-là sa maternelle va manger les pissenlits par la racine et le mec pige qu’il est plus qu’une nullité, qu’il n’est pas un minable maximaliste, comme ce voyou nommé Bonaparte qu’il voulait imiter, et puisqu’il a mijoté dans son jus, le mieux sera pour lui après sa libération de se mettre à chercher un boulot de cave.

 

Nora

 

Relaté par une femme de chambre

 

Madame Nora vit tout à fait normalement avec son Monsieur, mais elle n’est pas en bons termes avec sa domesticité féminine, parce qu’elle boit tout le temps du thé et le parquet n’est pas correctement ciré. Ils n’ont pas d’enfant, ce qui est une bonne chose parce que si c’était un garçon il ne nous ficherait jamais la paix, et si c’était une fille, elle ne supporterait pas les neuf mois chez une femme aussi acariâtre. Nora fait la connaissance d’un docteur brun, mais il ne se passe rien, et pourtant Madame se plante devant le Monsieur pour dire qu’elle veut quitter cette maison. Tout ce baratin on peut l’écouter confortablement de son fauteuil du parterre, sans s’accroupir pour le regarder par le trou de la serrure, c’est un avantage certain, sinon ce bla-bla est loin d’être aussi plaisant que les romans d’amour de Guido. Effectivement elle quitte aussitôt sa maison, ce qui est tout simplement impossible parce qu’elle n’avait même pas fait ses bagages et ils ne se sont même pas mis d’accord sur ce qu’adviendra à la bonne qui en a encore pour quinze jours.

 

Lohengrin

 

Relaté par un contrôleur fiscal

 

Elza de Brabant dont le père, un roi diplômé, en fonction effective, possède une jolie fortune, mais les recettes à venir pourraient être compromises par le fait que personne ne veut prendre la défense d’Elza. Alors se présente un jeune homme nommé Lohengrin dont l’appartenance régionale est extraordinairement opaque dans la mesure où il ne possède même pas de passeport et il est arrivé au dos de son propre cygne. Le roi communique quand même avec lui, et même, après qu’il a même commis une irrégularité de duel pour la jeune fille, le roi la lui donne en mariage. Lohengrin fait préciser dans le contrat de mariage qu’il ne sera pas contraint de présenter ses documents d’état civil, cela sera accepté pour des raisons personnelles – mais lors de la nuit de noces la mariée, c’est-à-dire l’épousée aimerait tout de même savoir quel est le montant de la fortune pour laquelle de cette façon dans ce pays il ne doit pas payer d’impôts. Devant la cour réunie Lohengrin expose que son père, Parsifal, est également roi, il est le propriétaire du Graal et en tant que tel, en réalité il paye ses impôts en devises étrangères – en revanche, les présents aveux lui rendent impossible de demeurer dans le pays, et il retourne donc au lit et à la table du Graal.

 

Carmen

 

Relaté par un porte-parole de la police

 

Carmen, ouvrière dans une manufacture de tabac, hier soir à sept heures et demie a donné rendez-vous sur la place centrale de Séville à son contremaître nommé Don José. Celui-ci lui a fait des avances que la jolie mais coquette ouvrière a apparemment bien reçues. Elle a en même temps fait une promesse au principal toréador de passage dans la ville à l’occasion de la corrida autorisée. Celui-ci l’a attendue le soir à la sortie du spectacle. Le contremaître, ayant appris l’infidélité de la jeune femme, lui a fait des reproches, mais elle les a repoussés. Alors le contremaître  ayant aussi un grade militaire a tenté de se suicider avec son arme de service. Cela a tellement fâché l’homme du spectacle tauromachique qu’après un bref échange de paroles, devant les yeux de tous les spectateurs rassemblés, il a planté son couteau dans la poitrine de Carmen. Elle et Don José ont tous les deux été transportés à l’hôpital municipal dans un état critique. La police a ordonné une enquête sur cette double tragédie.

 

Le nouveau propriétaire terrien

 

Relaté par un député du parti unitaire[2]

 

Pour l’ancien propriétaire terrien Garamszeghy les temps cruels ont vite passé, dans la mesure où ne voulant pas progresser avec le temps il dirige le navire de ses objectifs sur une route sur laquelle l’arbre pressé du progrès ne peut pas prendre racine. Le propriétaire voisin, Ankerschmidt, pose le dirigeable de l’exclusivisme de la production harmonisé avec les intérêts des petits propriétaires sur de nouvelles bases, ce qui lui permet d’atteindre des résultats admirables, ce qui prouve le bourgeonnement vigoureux des pousses qui conduiront à l’éclosion des boutons des fleurs des esprits de la réforme en vain attaqués par toutes les factions.

 

Guerre et Paix

 

Relaté par un correspondant de guerre

 

Les troupes de Napoléon stationnent sous Vilna, tandis que les généraux Bagarion et Koutouzov dirigent une lente retraite dans la direction de Moscou. Selon des nouvelles parvenues ici, Moscou a été incendié. Les troupes victorieuses de Napoléon entrent dans la capitale. J’ai fait la connaissance du prince André qui a décrit pour moi les caractères de l’âme russe d’une manière très intéressante.

 

Toldi

 

Relaté par un reporter sportif sur place

 

Allô ! Allô ! Je demande un peu de patience à mes auditeurs, en ce moment je ne peux rien voir parce que les lutteurs chèvres gracieuses catégorie poids lourd Loubard et Toldi ont disparu dans les broussailles de l’île. À la mi-temps : 2-0 en faveur de Toldi.

 

Et enfin : Électre

 

Relaté par un dramaturge professionnel

 

Alors tu vois une vieille femme se querelle avec sa fille, et avec son fils, la chose serait pas mal intéressante, mais il y a vraiment trop de texte et, par-dessus le marché, en vers, juste à l’endroit où il faudrait insérer quelques tournures sentimentales, éventuellement un peu de musique tsigane, ou sur un mot qui fait de l’effet le rideau pourrait tomber et ça pourrait être une fin d’acte : bref, en un mot c’est un homme doué, mais il ne sait pas composer et il n’a pas la moindre idée comment il faut conduire un dialogue – il récoltera un certain succès d’estime, mais à mon avis ça ne sera pas joué plus que deux ou trois fois. Après ce sera mon tour.

 

Színházi Élet, 1935, n°52.

Article suivant paru dans Színházi Élet



[1] D’une ballade de János Arany.

[2] Coalition de partis chrétiens démocrates entre 1932 et 1938.