Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JE RÉCLAME DES DROITS DE SCOLARITÉ
À CINQ DEMOISELLES DE L’ÉCOLE DU
THÉÂTRE
« Comédienne au miroir de
l’esprit du temps » - avec un peu de vanité c’est
le titre que j’aurais pu donner. Car ce n’est pas un hasard si sur
la scène du monde apparaissent de plus en plus souvent des pièces
où la comédienne joue une jeune fille dans une institution, sur
les bancs de l’école ; la pièce (et le film)
« Demoiselles en uniforme » de Christa Winsloe n’est ni la première ni la
dernière dans cette série. Inutile d’ajouter que ce qui
importe au public, ce n’est pas le banc de l’école mais
c’est la comédienne magiquement retransformée en jeune
écolière – la comédienne dans laquelle
l’imagination virile de tous les temps incarne l’archétype
de la féminité à la mode du moment. Et parce qu’il
la considère comme sienne, il aime la prendre comme jouet, tel une
petite fille sa poupée : il aime la déshabiller, la
rhabiller, la vêtir en garçonne (il y a quelques décennies
sévissait la mode des rôles
en pantalons), il lui met une épée de bois entre les mains,
il n’est pas exclu qu’un jour il lui colle même une barbe au
menton. Au stade actuel de cette imagination, le public voit volontiers la diva, cette déesse merveilleuse et sévère, en fillette qui
se plante en zézayant, en clignant des paupières, devant
« Monsieur le public » sérieux mais bienveillant.
Moi, pacifiste
invétéré c’est surtout la victime qui
m’intéresse dans cette lutte et non le sacrificateur. Moi aussi
j’aime bien les écolières, mais je dois aussi me demander
si elles jouent volontiers ces
rôles évoquant des temps passés, elles, ces jeunes
demoiselles de la scène, dont le rêve aspire plutôt
probablement à incarner des héroïnes mûres et
accomplies. Celle qui est censée nous amuser, s’amuse-t-elle, elle
aussi ? En s’identifiant à son rôle, se berce-t-elle
volontiers dans un passé proche d’où elle a voulu
s’envoler vers les feux de la rampe qui représentent la
liberté, regarder dans les yeux du Grand Professeur, le public, qui ne
l’éduque plus mais qu’elle doit éduquer et enseigner.
Puis, j’étais aussi simplement
curieux de savoir si cela valait la peine de suivre des cours pour celles qui
n’étaient pas qualifiées pour le métier par une
culture générale, mais par un talent individuel. En fait, se
rappellent-elles ce qu’elles y ont appris ? Ou bien la mémoire
s’est-elle délestée a-t-elle rejeté ce
qu’elles jugeaient inutile, pour que l’imagination chauffée
par des sentiments et des passions fasse voler la nef le plus haut
possible ?
J’ai rassemblé cinq de ces
jeunes demoiselles du théâtre, je leur ai fait revêtir des
costumes marins et je les ai poussées sur les bancs d’une
école improvisée. Chacune d’elles avait suivi des cours,
l’une est même diplômée de la faculté des
lettres, en tant que professeure de hongrois et de français, les quatre autres
n’avaient que le bac comme bagage de départ.
Je n’ai pas besoin de le dire, les
images parlent à ma place, à quel point elles faisaient jeunes
dans ce cadre et ainsi costumées.
Je précise d’emblée que
ce divertissement, bien que s’étant déroulé en
cercle fermé et non devant un public, les a sincèrement
amusées – dès leurs loges le boucan joyeux de leur chahut
me parvenait pendant qu’elles se préparaient. En tant que
professeur, il m’était difficile de préserver mon
sérieux, mais fort heureusement j’ai su me discipliner et
j’ai la fierté de dire que grâce à une
sévérité exemplaire et à quelques questions ardues
j’ai réussi même à étonner ces dames pendant
quelques minutes.
En particulier ma vieille favorite,
Mademoiselle Zsuzsi Simon[1], l’ingénue
à lunettes, qui s’adonnait à l’ambiance avec un
tel sérieux qu’elle a failli éclater en sanglots lorsque,
faisant allusion à ses binocles, je lui ai demandé comment on
fabrique le verre, et elle, en bonne
élève, a vite répondu que le verre est fait de kaolin,
ce à quoi Mademoiselle Erzsi Bársony a rétorqué avec
supériorité que c’est la porcelaine qui est
fabriquée avec du kaolin, en quoi elle avait raison, et Zsuzsi le savait aussi normalement, mais le trac le lui a
fait oublier. Eh, mon pote, vous ferez bien de ne pas oublier juste au moment
où on vous pose la question : hic Rhodus,
hic salta[2] – alors ? Qui a dit cela
à Rhodes et pourquoi ?
*
Au demeurant, je constate avec la
satisfaction de l’écrivain que ces enfants, sans instruction
aucune ont joué avec précision, en réduction, certains
chapitres de mon livre intitulé M’sieur,
sans du tout avoir pensé à la source. Je n’avais
qu’à tourner le dos, « toute la classe
rigolait », et Mademoiselle Szombathelyi
rampait à quatre pattes sous les bancs de la classe et chatouillait les
mollets des filles de la même façon que le petit Lőw, chez nous en quatrième ! Mária Szemlér
dessinait au tableau des spirales tout aussi soigneusement que « le
mauvais élève » - Steiman,
la « comtesse » fayote, dans un clin d’œil complice
avec le prof, était incarnée par Zsuzsi Simon,
elle a aussi « expliqué son bulletin » en
remplacement de Magda Olty souffrante, il ne
manquait pas même une caricature réussie du professeur en train de
tendre un flacon d’insecticide Zacherlin
à l’empereur Joseph II.
*
Quelques questions et quelques
réponses à titre d’échantillon, à
l’attention des enseignants et des critiques de théâtre. Par
discrétion je ne dévoile pas l’identité des auteurs
des réponses, mais il n’est pas interdit au lecteur d’essayer
de la deviner, une chance sur cinq chaque fois.
*
- Alors Mademoiselle, voulez-vous me
dire ce qu’est le système à moufles
d’Archimède ?
- Euh, c’est une sorte de truc.
- Sans aucun doute, je vois que vous
le savez, mais j’aimerais avoir une définition un peu exhaustive
et plus technique.
- Ben, c’est un système.
Comme des escargots. Vous voyez bien, Monsieur le Professeur.
- Tout de même, des escargots
comment ? Comestibles ?
- Ne plaisantez pas, Monsieur le
Professeur. Ils sont ronds, ils sont en cuivre et ils servent à lever.
- Eh bien, pourquoi pas ? Vous
dites en cuivre. Vous en êtes sûre ?
- (Après
une pause.) Ben… je crois… ou peut-être en fer,
non ?
- Ou en bois, non ?
Néanmoins je vois à peu près que vous avez
travaillé. Que savez-vous de Darwin ?
- Un chercheur sur les singes.
- Il cherchait quoi ?
- C’est à lui que nous
devons de savoir que l’homme descend du singe.
- Nous le lui devons, c’est peut-être exagéré, vous
attribuez des choses étranges à ce doux savant anglais à
cheveux blancs. Disons plutôt : c’est lui qui a découvert cela.
- On peut le dire si vous le
préférez.
- Merci. Sauriez-vous nous dire ce que
signifie le mot « shérif » ? Qu’est-ce
qu’un shérif ? Alors ?
- C’est un derviche indou
écervelé qui danse avec une épée.
- Bon, pas tout à fait, mais
laissons cela. Veuillez nous dire plutôt pourquoi les deux pôles de
la Terre sont aplatis ?
- Parce qu’elle
n’arrête pas de tourner…
- Ah, Monsieur le Professeur, Rózsi ne le sait pas bien… c’est parce
que les pôles sont usés.
- Usés, pourquoi ?
- Du tournoiement continuel. Parce
qu’ils ne sont pas ferrés. Ils sont cagneux.
Ça les a faits toutes rire de bon
cœur, elles ont raison, en ce qui concerne la vie, elle est plutôt
cagneuse sur notre bon vieux globe.
Pendant l’entracte, quand ce sont
elles qui commencent à m’interroger, il s’avère que
le professeur est passablement inculte. Par exemple, je n’avais pas la
moindre idée sur ce que ces demoiselles savent toutes par cœur et
en détail et peuvent réciter couramment : quand, où
et avec quel résultat leur directeur de théâtre bien
aimé a-t-il commencé à faire la cour à la prima
donna de la troupe ?
Színházi
Élet, 1935, n°52.
[1] Zszuzsa Simon (191-1996) ; Erzsi Bársony (1914-2009) ; Blanka Szombathelyi (1918-1999) ; Szemlér Mária(1912-1974) ; Olty Magda (1912-1983).
[2] « Voici Rhodes : saute ! » Formule d'une fable d'Ésope. Un athlète vaniteux assure qu'il a fait un saut extraordinaire alors qu'il se trouvait à Rhodes, et qu'il peut en produire des témoins. Un de ses auditeurs réplique que ce n'est pas nécessaire ; il suffit qu'il refasse le saut là où il est.