Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Olympiades[1]
Grommellements
refoulés derrière la tribune
Les unes des journaux en sont pleines – que le
cher lecteur puisse lire au moins le libellé de mon opinion personnelle avant
de tourner la page pour frémir au succès d’Owens[2]. De toute façon depuis quelques semaines
et encore pendant quelques semaines je dois piétiner seul et grommeler en
solitaire derrière la tribune d’où explosent les bravos et les hourras pour
saluer l’athlète qui déchire le cordon d’arrivée (il y en a toujours un qui le
déchire) – je n’ai guère de chance de susciter un grand intérêt ; je
suspecte que je pourrais aussi bien clamer ouvertement la révolution contre
l’ordre social établi sans m’attirer aucun ennui, personne ne s’en apercevrait,
le procureur de service ne lit effectivement plus que la rubrique sportive.
Mais il se trouve que je considère depuis longtemps l’ordre établi comme un
spectacle naturel, une sorte de "vue" de ma fenêtre ; bon, pas
sur un paysage idyllique, mais disons une région rocheuse et pluvieuse. Qu’on
me laisse donc grommeler quelques mots sur un sujet ancien, sur une offense
grave contre les athlètes de l’esprit dans ce monde sportif.
La plupart de mes confrères écrivains, dans
des cercles de plus en plus larges, désormais dans le monde entier, feraient
taire mes angoisses par des "chut". Il est ridicule au vingtième
siècle de se plaindre encore de l’oppression ou de l’impopularité de l’esprit,
alors que dehors, dans le monde matériel, l’industrie, la force et la technique
obtiennent manifestement les plus grands succès. Bien sûr, crient les jeunes
entendant mal leur propre intérêt : nous sommes aussi du côté des
sportifs, nous prenons le parti des héros, des muscles magnifiques et des nerfs
d’acier, à l’instar de nos ancêtres, de tous les chantres depuis Homère
jusqu’aux poètes grecs glorifiant le champion, contrairement aux chétifs vieux
philosophes – à l’instar de ceux qui rafraîchissent nos idéaux, qui nous
appellent aux combats et aux tournois à venir, qui prêtent de belles épithètes
et de belles métaphores à notre poésie et à notre prose. Face à la grise
théorie, nous sommes aussi devenus les partisans de
Les enfants, écoutez-moi jusqu’au bout,
voulez-vous ? Je ne voulais pas moi non plus faire des remontrances à
Nurmi[3] afin qu’il cesse de courir et qu’il
s’inscrive à la faculté de philosophie. Bien au contraire. J’aimerais nous
encourager, vous comme moi, à prendre les athlètes pour modèles et apprendre
d’eux, de ces chouchous de l’esprit de l’époque, non pas ce pour quoi ils sont
seuls à avoir du talent : non le sport bien sûr, mais la discipline
sportive utile et décisive, tout comme le sens de la réclame si nécessaire au succès ;
à apprendre d’eux la fraternité et la cohésion, le sens et l’habileté
d’organisation, la ruse et le sens inné de publicité, le talent de se faire
valoir.
Car c’est bel et bien avec ces facultés
extérieures que les passionnés du sport récoltent du succès parmi le public et
non en courant le cent mètres plat, en sautant en hauteur ou en longueur. Nous
sommes entre nous, les enfants, personne ne nous écoute, nous pouvons parler
franchement. Il s’agit justement de cette importance "pratique" et
"théorique". Pourquoi et dans quelle mesure le sport physique
serait-il "plus pratique", "plus sain" et "plus
important" que le sport intellectuel que nous pratiquons, nous, écrivains
et lecteurs, activement et passivement ? Puisqu’il s’agit d’utilité
pratique, il suffit de réfléchir un instant pour qu’il apparaisse que le monde
n’a plus aucun besoin de la performance sportive du premier coureur de
marathon, compte tenu, disons, de la motocyclette, sans même parler de
Du point de vue de la culture et de la
civilisation, le sport n’a guère d’importance pratique, son rôle est purement
esthétique et idéaliste, précisément le besoin que l’on essaye de réprimer en
nous comme "secondaire", en nous qui sommes des facteurs essentiels
et incontournables des progrès pratiques.
En nous, gymnastes et athlètes des sports
intellectuels – simplement parce que manquent en nous l’ordre et la discipline
sportive.
Mais celui qui a pris une fois conscience
que dans le monde intellectuel il s’agit de différences de forces et de
capacités, non tangibles et non palpables, mais tout aussi bien mesurables, que
sur la piste ou sur le ring, ressentira péniblement, au bout d’un certain
temps, le défaut de pointage, grâce auquel à l’âge d’or d’une compétence plus
évoluée on pourrait aussi bien calculer (les plus compétents savent le calculer
aujourd’hui déjà) la minime différence des forces, comme aujourd’hui à Berlin
où c’est une question de fraction de seconde qui décide qui on considère cette
année comme le meilleur nageur du monde ou le lutteur le plus fort.
Sans compétence et sans culture
artificiellement nourrie, l’athlète de l’intellect a beau constater, les dents
grinçantes, dans sa chambre solitaire (tout en lisant, mettons, une œuvre
scientifique ou poétique anglaise ou française) que sa capacité intellectuelle
est supérieure de deux points et demi à celle de son confrère occidental, qui
pourtant oriente en fait l’opinion publique, voire même les progrès
scientifiques – à l’instar du calme et de la supériorité d’un phénomène sportif
moderne, s’entraînant solitairement dans son jardin, chronomètre à la main, constatant
qu’il a réalisé "un meilleur temps" d’une demi-minute, que le
champion du monde officiel.
Croyez-moi, chers confrères du côté
ensoleillé, populaire et glorieux des sports, vous qui êtes organisés, vous qui
pouvez connaître précisément, mesurés en points, le degré et la mesure de votre
propre force, et chez qui il est établi qui est le meilleur parmi vous dans le
monde, dans la branche sportive que vous représentez – croyez-moi, pour les
apôtres de l’esprit, ou disons, politiciens amateurs que nous sommes, il est
très pénible de voir sur notre chronomètre à nous, à la maison, dans notre
chambre, que nous sommes de plusieurs points plus intelligents que je ne sais
quel politicien professionnel qui dirige le monde, mettons, à Paris ou à Genève
– mais cette vérité n’est divulguée par personne nulle part, cela n’incite
personne à y remédier ! C’est facile pour vous. Vous rentrerez de Berlin,
vous reprendrez chacun votre métier, personne n’exigera de vous de courir pour
venir à l’aide de ce monde lent et maladroit, vous qui êtes habiles et adroits.
Mais nous, nous ressentons désespérément tout au long de la vie la
responsabilité et la vocation que doivent assumer les hommes de l’esprit et de
la conscience, face aux aspects pratiques de la vie.
Pest Napló, 9 août 1936
[1]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur dans la traduction de Cécile A. Holdban.
[2] Jesse Owens (1913-1980). Athlète américain, quadruple médaillé d’or aux jeux olympiques de Berlin en 1936.
[3] Paavo Nurmi (1897-1973). Athlète finlandais, coureur de fond. 12 fois médaillé d’or à des jeux olympiques, mais interdit de jeu en 1936 pour avoir enfreint les règles de l’amateurisme.