Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
InstantanÉ budapestois
Et l’image de
Budapest
On connaît son propre visage seulement
indirectement, mal, même si c’est le visage de toute une ville, notre ville
natale, structurée à la façon des images psychiques mal famées selon Dalton où
on superpose les portraits d’un grand nombre d’hommes de même type. Il arrive,
le plus souvent par hasard, qu’on aperçoive pour un instant sa propre figure de
profil dans la glace, ou dans les yeux d’une autre personne ; ce sont des
instants très instructifs. Nous découvrons alors en nous-mêmes, comme dans une
distraction artistique, "caractère" et "type" qui autrement
paraîtraient étranger.
En cette fin d’été crépusculaire, en
revenant de l’étranger, j’ai découvert ainsi à plusieurs reprises le profil de
Budapest, dont le mien est une partie. Je l’ai découvert dans ma distraction et
par hasard, de même que nous découvrons nos proches avec une bonne objectivité
quand, après une longue absence, nous les surprenons une première fois à la
gare. C’est quelque chose de particulier, ce profil, très spécifique, tout à
fait original. J’affirme qu’il existe un profil budapestois, surtout dans
l’âme, il est tout aussi net et reconnaissable que les typologies des peuples
et des races dans les livres de géographie. Tout aussi typique dans ses défauts
et ses vertus que toute vie vivante. Si je souligne cela à l’avance, c’est
parce que les exemples qui me viennent spontanément à l’esprit, en montrent les
extrémités morales dans un mélange bariolé – et Dieu me garde d’être accusé de
complicité de crime si j’affirme qu’un acte criminel est aussi caractéristique
qu’un acte d’héroïsme. Une femme belle, même intelligente, n’en veut jamais au
bon connaisseur des visages, si celui-ci dit qu’elle lui rappelle une femme laide,
sachant qu’un ange ressemble souvent à un ange déchu, c’est-à-dire au diable.
Des expériences et des observations sont en cours de nos jours pour examiner
des jumeaux séparés, ayant des parcours différents. L’expérience montre que la
légende du gendarme et du voleur interchangeables n’est pas une légende, mais
une réalité dont la source est mystérieuse.
La première histoire vraiment budapestoise
était l’hypothèse amusante que j’ai rencontrée dans le train du retour dès
qu’il a dépassé Hegyeshalom[1] : il n’est même pas vrai que tu as
été malade, m’ont dit plusieurs de mes connaissances, tu as inventé tout ça
pour de faire de la publicité, avec la complicité de quelques médecins, pour te
rendre intéressant, moi je ne me laisse pas avoir.
La deuxième était un bon mot. « Dites
donc, a dit quelqu’un près de moi à un marchand de lait, je vous gifle jusqu’à
ce que vous tourniez en beurre, si vous ne gardez pas ça pour vous ».
La troisième, deux semaines plus tard, a
saisi mon attention décalée vers des dimensions européennes, à une occasion pas
franchement gaie.
Un immeuble de trois étages s’est écroulé
Avenue Rákóczi. Cela s’est passé à midi juste, au moment de la plus grande
circulation, dans un carrefour très fréquenté. À cette heure-là, d’une part
tout le monde est encore chez soi en train de déjeuner, à condition d’avoir un
vrai chez-soi, et d’autre part tous ceux qui vivent d’expédients, de
débrouillardise ou de travail contraint, courent à leurs occupations : les
rues sont pleines et les logements aussi. Ajoutons-y la proximité de la Gare de
l’Est, la plus animée de Budapest. Tout concordait, comme les plus naïfs l’ont
cru au début, pour qu’il advienne un désastre massif sans exemple : statistiquement
parlant, cette catastrophe était "dimensionnée" pour au moins cent
vingt victimes. Et j’affirme que dans des circonstances semblables, dans toutes
les autres métropoles du monde, l’écroulement d’un immeuble central aurait
entraîné des conséquences monstrueuses. Chez nous par contre, seule une pauvre
petite bonne de province a péri, pour la raison qu’elle n’avait pas respecté
les avertissements. En tant qu’artiste je considère que cette mort est tout
aussi grave que la destruction de tout l’univers ; mais en tant que
citoyen je dois reconnaître que la catastrophe a eu une issue heureuse. En
fait, ce n’est pas cela qui compte. Ce qui compte est que nous ne devons pas au
hasard cette issue relativement heureuse, comme l’ont affirmé les journaux,
mais à la particularité de l’âme budapestoise, aux données de cette âme, à sa
philosophie, ne s’émouvoir de rien,
dont le degré inférieur, un cynisme résolu, se distingue parfois mal du degré
supérieur, le courage héroïque. Ce courage héroïque a été représenté par un
gardien de l’ordre qui, ayant remarqué que les murs se fissuraient, s’est écrié
vers la rue : « tout le monde descend du trottoir ! » et
vers la maison : « vite, dans les pièces côté cour, la maison
s’écroule ! ». Les gens obéirent aussitôt sans un mot, autant dehors
que dedans, sans regarder en arrière. L’instant suivant les pièces alignées sur
la rue se sont écroulées sur trois étages, sans ensevelir personne, à
l’exception de la pauvre petite bonne qui n’a pas pu exécuter assez rapidement
les ordres du gardien de la paix.
Qu’est-ce que l’on sent de particulièrement
budapestois dans cet événement ?
C’est le principe de ne s’étonner de rien.
Le Budapestois, bien que curieux de nature, ne reste jamais bêtement bouche bée
quand il s’agit de sauver sa peau. Au demeurant il est sainement pessimiste et
pense que tout est possible, le pire autant que le meilleur. Ou que la façade
d’un immeuble de quatre-vingts ans se mette brusquement à vaciller et sans
annonce préalable, la première personne qui s’en aperçoit, même si c’est un
policier, les bras lui en tombent comme sous l’effet de la foudre dans un ciel
bleu, simplement parce qu’elle considère comme impossible, ce qui l’est effectivement. Même si elle ne perd pas
son sang-froid, dites-moi qui va la croire si elle affirme que la maison devant
laquelle, pendant de si longues années je passais jour après jour, et dans la
pièce sur rue dans laquelle je joue allègrement au rami ou je pousse un
roupillon, va s’écrouler brutalement l’instant suivant comme un château de
cartes ? Ailleurs on fait davantage confiance aux châteaux de cartes que
nous à nos immeubles de quatre-vingts ans. Chez nous, au cri d’un gardien de la
paix intelligent, les gens se sont simplement dispersés sans regarder en
arrière, ils ont sauté sur le côté comme on saute quand quelqu’un nous
dit : « attention, ne marche pas dans la flaque d’eau ». Si un
monsieur de la police dit que l’immeuble va s’écrouler, tu peux mettre ta tête
à couper, il s’écroulera, inutile de discuter, de se retourner ou de regarder
par la fenêtre pour vérifier. Et s’il te prévient que la rue, voire la planète
se fend en deux sous tes pieds, ou que
le ciel va nous tomber dessus, le Budapestois essaye en tout cas de se mettre
en sécurité, avant de commencer à méditer sur la rareté relative d’un tel
événement cosmique.
Parce que le Budapestois croit aux miracles, il les croit possibles et dans
chaque cas « il essaye de faire ses comptes » entre les divers cas
plausibles. Il croit aussi en la chance, à la bonne fortune autant qu’à la
mauvaise, et si possible, il tente de redresser la roue de la fortune. Il sait
que les combinaisons de cas sont infinies, et que la volonté, l’imagination,
l’habileté de chacun jouent un aussi grand rôle que les hasards improbables. Le
Budapestois est aussi peu étonné par ce genre d’écroulement, par exemple d’un
vieil immeuble, que l’extravagance d’un château enchanté en construction.
Après la belle victoire inattendue de
Maître Csík[2] aux Jeux Olympiques, j’ai plusieurs fois
entendu dire que son succès était prévisible, parce qu’en réalité Csík avait volontairement montré moins de ses
capacités avant la compétition, pour tromper ses compétiteurs et que la
surprise soit d’autant plus grande.
Pensez à l’autre extrémité, à l’autre côté
de la tête de Janus de Budapest, parmi les personnages de l’escroquerie
bancaire de la rue Hermes : une vieille paralytique et ses complices[3] qui s’étaient
imaginé que leur truc puisse réussir !
Dans le bien et dans le mal – quelle
confiance !
Il vaut la peine de partir d’ici pour un
voyage autour de la Terre. Même si nous ne découvrons aucun nouveau continent,
il n’est pas sans espoir de découvrir à notre retour… nous-mêmes.
Pesti Napló, 30 août 1936.