Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE COMÉDIEN DE CARACTÈRE ET
LE MICROSCOPE
Dans son étrange petite masure où il vivait seul
à Hűvösvölgy, au milieu de ses
quatre mille livres et d’un jardin exotique, à la manière
d’Alphonse Karr, l’auteur de « Voyage autour de mon
jardin », un visiteur qui passait par là l’a
trouvé courbé au-dessus de son microscope. Quand le visiteur
s’enquit de l’utilité de cet objet, Károly Sugár[1] leva sa tête avec étonnement.
Il renvoya la question, les mains ouvertes : « Comment un
comédien de caractère pourrait-il exister sans
microscope ? ».
Et il n’a pas posé cette
question pour rire. Tout comme il ne pouvait pas vivre sans microscope, sans
quatre mille livres bien sélectionnés, sans jardin exotique. Sans
tortue rapportée de Rome ni sans des voyages à
l’étranger, il aurait trouvé tout aussi incompatible avec
sa vocation de ne pas briller au jeu d’échecs, de ne pas
s’intéresser avidement à la philosophie et à la
géographie, à toute la culture humaine dont on n’est pas
entré en possession au moment de l’établissement de notre
certificat de baptême, mais dès l’époque où
cette culture a commencé. En temps et en espace il était
l’ami du long terme. – Avec l’argent économisé
avec ses déjeuners de saucisses bon marché, il a fait un voyage
en Afrique, à la place des livres bon marché à la mode il
préférait acheter les éditions prestigieuses et
onéreuses des classiques, déjà à
l’époque où, à défaut d’engagement, il
devait transporter des sacs lourds aux docks du Danube.
L’enfant du vingtième
siècle, élevé dans la glorification de la
spécialisation, fait in geste de mépris quand il entend des
propos selon lesquels une nature éclectique de cette sorte ne peut pas être
bonne dans son métier, celui qui se connaît un peu en tout ne peut
être que dilettante dans son activité, un génie est
toujours spécialisé – ou qui plus est, selon la psychologie
moderne : une trop grande attirance, un trop grand intérêt,
vers l’extérieur signifient toujours que nous sommes trop
incertains vers l’intérieur.
Que savez-vous, enfants, vous n’avez
pas idée de ce que signifiait l’Art pour nous, qui sommes devenus
artistes au dix-neuvième siècle ! Nous n’aurions pas
pu imaginer un véritable approfondissement dans notre art sans une image
du monde, une perception du monde ronde et parfaite, un peintre qui ne se
connaissait pas en littérature ne pouvait pas être un vrai
peintre, et ne pouvait pas être un bon politicien celui qui n’avait
pas d’oreille pour la musique. Un artiste véritable devait
forcément être un homme complet, et le microscope inventé
par un homme semblable à nous est un accessoire de l’homme complet
– tout autant que le sont l’honnêteté, la bonne
moralité, la bonne volonté enthousiaste et un instinct social
juste. Le talent et la force d’un artiste ne sont pas diminués
mais au contraire enrichis s’il est apparemment
préoccupé par autre chose que son atelier, ce n’est
qu’une apparence, puisque tout ce qu’il ramasse chemin faisant, il
l’emporte dans son atelier et alors non seulement je ne trouve pas que la
phrase de Károly Sugár à
propos du microscope serait une blague, mais au contraire, je suis
persuadé que parmi ses mouvements et gestes merveilleux avec lesquels il
a représenté la misère humaine, la limitation et
l’impuissance, il y en avait certains qu’il avait guettés et
aperçus dans les soubresauts d’un protozoaire, sous la lentille
cent fois grossissante.
Par ailleurs, il dormait sur un lit de fer,
sans matelas, et il aurait aimé jouer Shylock. Il aurait certainement
été excellent dans ce rôle aussi, comme dans la
tempête où son Caliban a
récolté un succès tempétueux. Car cet homme qui se
passionnait mortellement pour la vie, ne pouvait vraiment mourir que là
où la mort n’était qu’un simulacre. Dans une
représentation il a joué le rôle du comique jusqu’au
bout, avec le courage de Cyrano et la modestie de Molière, en cachant
dans les coulisses la cuvette dans laquelle il vomissait du sang, parce
qu’il était en crise ce soir-là. Comment aurait-il pu pour jouer être aussi sage que le
vieux roi de Dovre dans Peer Gynt,
si dans la réalité, il
n’avait pas connu la sagesse ?
Le jeune critique de ce siècle
hausse les sourcils en entendant que nous, spécialistes, l’avons
compté parmi les quatre ou cinq plus grands comédiens
hongrois ; s’il l’était, pourquoi est-il resté
second rôle jusqu’au bout ? Mais, ne sommes-nous pas tous des
seconds rôles dans le drame où les rôles principaux sont tenus
par le Destin et la Fatalité, souvent bien plus mal, avec moins de
talent, que nous saurions les jouer si un jour le grand metteur en scène
nous distribuait ces rôles ?
C’était un grand artiste car
c’était un homme complet. C’était un homme car
c’était un grand artiste. Il a voyagé autour de son jardin,
mais il a parcouru un plus long chemin que beaucoup de globe-trotters dans ce
monde riche et capricieux.
C’était un bon comédien
de caractères parce que c’était un comédien qui
avait du caractère.
Színházi
Élet, 1936, n°33.