Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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DÉCORATIONS REFUSÉES

Je me trouve dans la situation chanceuse que cette année je ne peux ni accepter ni refuser le prix Baumgarten[1], puisque je ne l’ai pas reçu. Par conséquent, la tête haute et en toute objectivité je peux intervenir à propos du scandale le plus frais : le poète József Fodor[2], mon excellent confrère, n’a pas laissé entrer par sa fenêtre les oiseaux pengoes qui lui ont été dépêchés, il les a retournés à l’expéditeur en argumentant que, comme je viens de le lire dans Az Est, étant donné que deux autres poètes avaient touché trois draps de mille et lui seulement un, cette distinction le qualifierait de poète de troisième ordre – or il trouve cette qualification non seulement offensante, mais carrément insultante.

Je pourrais aussi dire qu’après cela mon intervention revêt tout de même un caractère personnel, parce que moi j’ai reçu encore mille pengoes de moins que József Fodor, c’est-à-dire rien, ce qui signifie donc que je suis un poète de quatrième ordre ; je suis tout aussi enclin à empocher mon classement que lui, le sien. Mais ne personnalisons pas. József Fodor qui est vraiment un excellent poète et qui est certainement très bien placé même parmi les poètes de premier ordre, ne s’est manifestement pas décidé de bonne humeur à faire honte à ceux qui, d’après lui, ont voulu le distinguer avec trop de tiédeur.

Mille pengoes, c’est plus que le rien dont dispose le poète hongrois en général. Si donc un poète hongrois est capable de rester fort face à la tentation d’accepter cette somme, cela signifie que la cause publique le fait plus souffrir que son problème privé, qu’il sent que dans la lutte contre l’injustice, l’abus de droits, l’usurpation, il est bien plus important à ses yeux de "faire un exemple" et stigmatiser les méchants qui distribuent chaque année vingt mille misérables pengoes entre les écrivains sous le prétexte transparent qu’ils ne peuvent pas se permettre d’en distribuer davantage, mais en réalité bien sûr uniquement pour pouvoir humilier narquoisement ceux qui n’ont rien eu.

En peu de temps c’est le deuxième cas que quelqu’un refuse une distinction. Bartók a renvoyé le prix Greguss à la Société Kisfaludy.

Le prix Greguss est une distinction morale, à caractère symbolique, et pour cette raison, d’une façon paradoxale, le geste de Bartók me paraît plus sympathique, de même qu’il est plus sympathique de considérer trop faible un don moral qu’un don financier. Il me semble que toute cette question tourne autour de cet axe fin et délicat. Je me rappelle à quel point, jeune homme, j’étais fier de Rudyard Kipling  pour avoir renvoyé au roi le rang de chevalier accompagné d’une ballade médiévale : dans cette ballade le chantre remet à sa place le gouverneur charmé mais arrogant, en disant que dans leur relation c’est à la rigueur lui qui pourrait adouber le gouverneur.

Il est vrai que Ferdowsî[3] s’est vexé et s’est exilé parce que le monarque oublieux lui a remis les cent mille thomans contractuels pour son Shâh Nâmeh en argent et non en or. Mais Ferdowsî était un homme nanti, il n’avait nul besoin d’aumône, et ce n’est pas le montant de la somme mais sa couleur pâlotte qu’il a trouvée moralement humiliante. D’une façon générale on peut dire que l’essentiel est de savoir  comment nous percevons ce genre de distinction – on y voit soit l’estimation de la valeur, soit la confiance ressentie à l’égard de cette valeur. Soit on la considère comme une bourse, soit comme une reconnaissance. Soit on y ressent l’hommage au poète, soit (nous sommes en Hongrie !) pitié et compassion envers le poète.

Dans l’attribution des prix Baumgarten j’ai toujours senti cette dernière tendance. C’est pourquoi j’ai considéré chacune de leurs délibérations, sans exceptions, comme heureuses, bonnes et humaines. Peu importe qui n’a pas reçu de prix. Ce qui importe c’est que celui qui le reçoit est un écrivain hongrois qui peine, la manne tombée du ciel "tombe bien", elle ne l’humilie pas comme un assistanat en douce ou une aumône refilée "d’en haut". Celui qui l’a attribué est lui-même poète[4], le premier parmi ses pairs, compagnon de lutte compréhensif et combattant sensible de notre pauvre petite communauté. C’est le plus que j’attendais de ce prix, sans jamais penser à cette possibilité que l’attitude de József Fodor met dans l’actualité et dont dorénavant, bien que stupéfait, je dois tenir compte, que ce prix pouvait vouloir être propre à établir une hiérarchie d’estime. J’avais l’impression que le prix a parfaitement atteint son but en n’humiliant pas le lauréat ; qui aurait songé en attendre en plus des lauriers ?

J’ai envie de dire quelque chose à József Fodor, affectueusement, prudemment, mais avec fermeté. J’ai le sentiment qu’il a surestimé l’importance de cette distinction par sa révolte. Le Nobel hongrois, notre charmant et modeste prix Baumgarten, est en paix avec lui-même, ne plastronne pas, ne récompense ni ne punit. Il veut aider comme il peut, loin de lui l’idée de dresser des listes ou politiser – maintenant, en ce qui concerne la "clique"… J’ignore si dans cette clique figurent, même par hasard, les noms de commerçants, de banquiers, d’entrepreneurs ou d’agents. Pourquoi József Fodor ne réserve-t-il pas son noble courroux à la fustigation d’hommes et d’institutions qui pourraient faire quelque chose dans l’intérêt de la littérature hongroise, mais qui clament fièrement ne pas dresser de liste ou politiser parce que la littérature hongroise ne les intéresse pas ?

Cher József Fodor, si vous avez ressenti comme indigne le peu qui vous est parvenu, depuis le pays somnolent des riches, à la place du Grand Rien, modestement et sans attendre votre gratitude – pourquoi l’avez-vous renvoyé, pourquoi ne l’avez-vous pas passé à un confrère poète plus modeste, qui ne l’aurait pas considéré comme un "classement" mais comme ce qu’il voulait être, mille pengoes ? J’ai l’impression que l’indignation de József Fodor a pour origine un grand malentendu. Fodor imagine le poète hongrois comme un potentat chassé du paradis, un roi destitué qui peut comptabiliser toute perte comme une offense. Grave erreur. Le poète hongrois est un Robinson à qui la catastrophe a épargné la vie – la question est de savoir si l’on peut recommencer la vie et s’installer sur une île déserte. Il ne sert à rien de se lamenter pour le bateau qui a coulé, si tu as en toi foi et courage, il faut te réjouir de la cuiller percée que la mer a par hasard rejetée pour toi.

 

Az Est, 23 janvier 1936.

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[1] Prestigieux prix littéraire hongrois de 1923 à 1947.

[2] József Fodor (1898-1973). Poète (a accepté le même pris en 1934 et en 1943).

[3] Ferdowsî (935- ?). Grand poète persan.

[4] Le jury était présidé par Mihály Babits.