Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Âme saine dans un corps dÉfectueux
Visite à
l’asile des Enfants Infirmes
J’ai de la peine à ne
pas mentionner certains noms : ceux du médecin directeur, du professeur,
des infirmières, ou même ceux des filles et des garçons avec qui je me suis
entretenu pendant ma visite de l’institution. Mais je suis tenu par ma promesse
du tact qui s’impose.
*
Il m’est d’autant plus facile de
philosopher, il ne m’est pas interdit de philosopher. Celui qui a "franchi
ce seuil", doit décider, il doit faire ses comptes, prendre des
résolutions dans un certain sens – ce n’est pas possible autrement, mieux
vaudrait faire demi-tour. Il a beau essayer de faire taire ses sentiments qui
montent, refouler une gêne honteuse et une compassion exigeante, l’affaire
n’est pas réglée pour autant avec des slogans à la mode d’aujourd’hui qu’il
essayerait de se réciter : ces sentiments ne seraient que les instants de
faiblesse de la Force, de la Santé et de la Beauté ; il n’y aurait rien
d’autre dans ce monde que la matière et "l’espèce" ; l’homme ne
serait en fin de compte qu’une splendide fougère ou une variété de singe et les
Allemands auraient raison avec leur eugénisme, voire avec la stérilisation.
Non, non, Messieurs Dames, ça ne marche pas comme ça. Il faut décider et se
résoudre, or hélas, on ne peut pas décider autrement que sur une base dualiste,
nous y sommes contraints par la réalité
et l’expérience, c’est-à-dire en tenant compte de l’existence du corps et de l’âme. L’âme – oh, comment pourrait-on
éviter ce mot vieux, malheureux, cent fois compromis, cent fois galvaudé dans
la bouche des imbéciles ? Le corps et l’âme existent et la relation entre
les deux n’est pas aussi simple et aussi directe que l’annonce le proverbe
latin. Car une âme défigurée détruit souvent un corps splendide, un véritable
chef-d’œuvre ; par contre un corps estropié, ou mal ajusté ou tronqué,
laisse le plus souvent l’âme intacte, il la transforme même éventuellement en
plus complète et en plus parfaite, en tout cas il l’enrichit, il la pourvoit de
capacités affectives, de sentiments, de sensibilité, de sens collectif et
d’autres forces sans lesquelles l’âme serait invalide.
*
Un tableau à la Cranach, du moyen
âge : autant de corps tronqués, tordus, pliés grimpent et rampent,
gigotent et s’agitent devant toi, dans la salle d’opération, dans les classes
et les ateliers : si tu veux, tu peux prendre en horreur ce marché, ce
comble de l’imperfection et de la misère. Mais réveille-toi, pense à ce que ces
deux (l’imperfection et la misère) ne vont pas forcément de pair, elles ont
mécaniquement éveillé en toi l’association d’idées d’un spectacle de mendiants et de clochards. Mais ces enfants ici ne se préparent nullement à la
mendicité. À l’atelier du tailleur on prépare des vêtements parfaits, à la
cordonnerie des chaussures, à la maroquinerie des bourses et des sacs à main
élégants, de qualité. Aucun article ne permet de voir qu’il a été fabriqué avec
une main et un moignon, voire seulement avec des moignons : ce sont des
moignons agiles et habiles, parfois séparés en deux par une trouvaille du
chirurgien, il ressemble maintenant à la patte d’une chèvre mais il permet de saisir, d’écrire avec, voire de jouer du
piano, pourquoi pas. Regarde aussi leur visage. Autant de visages humains, parfois plus humains que ceux qui se penchent
au-dessus de la table de jeu du casino de Monte Carle. Il en émane de la
bonté et de la bonne humeur, confiance et allégresse, et ce qui est le plus
beau : de l’humour, quasiment de la sagesse. Discute avec eux et tu
entendras avec surprise les battements d’ailes des pensées et des humains les
plus universels. Je trouve plus facilement quelques mots drôles qui font rire
les filles, elles me suivent en essaim derrière moi dans le couloir, elles me
montrent leur dortoir. Je découvre sur les tables de chevet Raskolnikov de
Dostoïevski, la Divine Comédie de Dante, Sinclair Lewis et Oscar Wilde, toute
"L’histoire de la littérature mondiale" de Pintér[1]. Cet excellent auteur
n’a pas réussi à dissuader la jeunesse enthousiaste de m’oublier :
j’entends que ces jeunes s’apprêtent à organiser une "soirée
littéraire" autour de mes modestes œuvres.
*
Pour la plupart, une jambe et une béquille.
Ce sont des unijambistes et des paralysés
remis debout qui jouent au foot ici. Un spectacle aussi stupéfiant que
merveilleux.
Mon regard tombe sur l’un des garçons qui
tombe à plat ventre mais se relève aussitôt. Ce garçon possède par hasard ses deux jambes, c’est un camarade
unijambiste qui l’a renversé. Ils rigolent un bon coup.
*
Un enfant à tête d’oiseau dans son lit,
aucune de ses deux jambes ne fonctionne. Tu n’oses pas t’adresser à lui, son
intelligence risque d’être également non développée. Mais pas du tout : il
se présente en souriant, il se vante du beau dessin qu’il vient d’achever. Et
il n’a pas tort. Qu’est-ce que ça représente, un homme ou un kangourou ?
Il rit aux éclats, heureux, comme si on le chatouillait.
Des rachitiques, "le mal anglais"
– et puis quelques cas de Heine-Medin (paralysie enfantine) et de Morbus
Little. Ces deux derniers ne sont la faute de personne, l’un est une maladie
infectieuse, l’autre une malformation du centre nerveux.
Mais le mal anglais – Seigneur !
Des parents pauvres, incultes ou
indifférents ignoraient ou refusaient simplement de savoir que là où il y a des
rayons du soleil et du cholestérol, le rachitisme n’existe pas ; il ne doit pas exister, parce qu’il est aussi
facile à éviter que les oreilles sales ou les piqûres de puces.
*
Dans un atelier où travaillent
majoritairement des garçons invalidés par une machine, le tram ou le train, une
affiche sur le mur : « Protège-toi des accidents ».
C’est un peu trop tard ici.
*
Ils ont ouvert il y a trente-trois ans avec
quatre pensionnaires. Aujourd’hui ils en ont deux cent quarante, l’institution
est surchargée. Il serait nécessaire d’y consacrer des fonds. Sur le plan
scientifique ils sont à jour, des médecins viennent de régions lointaines pour
y parfaire leurs études. Des institutions similaires à l’étranger sont plus
belles, plus grandes et plus riches. J’apprends dans un album photo qu’un des
handicapés remis sur pieds ici s’est marié et a huit enfants.
C’est admirable à quel point les femmes aiment les infirmes – Dieu les
bénisse ! Les parents, les mères en particulier, sont le plus attachés à
leur enfant mal né. L’intendant de la maison trimballe un tabouret en lieu de
jambes, pour monter sur le toit, réparer l’antenne : il a épousé une
beauté digne de l’écran des cinémas.
*
Deux instantanés.
Une figure impossible, rampant par terre,
crie au manchot qui lui barre la route.
- Ôte-toi de là, infirme !
Un autre avorton par terre. Le médecin se
baisse, le prend dans ses bras. C’est un enfant de cinq ans. À l’instant où il
se trouve à la hauteur du visage, l’enfant se penche d’un geste naturel et
embrasse le médecin.
*
Un homme au visage intéressant, la
quarantaine. Malheureusement il erre et tourne en tous sens avec "des
gestes rotatifs" et fait des grimaces, sans cesse, depuis sa naissance. La
maladie de Little. Sur son visage souffrant dévoré de tics je lis de la
vigueur, de la virilité, de l’intelligence. On me dit qu’il comprend trois
langues. Je l’aborde poliment. Il me répond par une grimace furieuse, détourne
la tête et s’éloigne aussitôt, jusqu’au coin opposé. Je me sens un peu vexé.
Pourquoi il m’en veut ? Je le demande au professeur. Il m’explique :
non seulement l’homme ne m’en veut pas, au contraire mon contact était un grand
honneur et une grande joie pour lui, c’est ce qu’il a voulu exprimer.
Malheureusement chaque geste lui réussit à l’envers, le pauvre, il faut le
savoir. S’il a détourné la tête et s’il s’est éloigné, cela signifiait qu’il
voulait se tourner vers moi et venir plus près.
Pesti
Napló, 23 février 1936.
[1] Jenő Pintér (1881-1940). Professeur, auteur d’un grand dictionnaire d’histoire de la littérature.