Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Âme saine dans un corps dÉfectueux

Visite à l’asile des Enfants Infirmes

Jai de la peine à ne pas mentionner certains noms : ceux du médecin directeur, du professeur, des infirmières, ou même ceux des filles et des garçons avec qui je me suis entretenu pendant ma visite de l’institution. Mais je suis tenu par ma promesse du tact qui s’impose.

 

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Il m’est d’autant plus facile de philosopher, il ne m’est pas interdit de philosopher. Celui qui a "franchi ce seuil", doit décider, il doit faire ses comptes, prendre des résolutions dans un certain sens – ce n’est pas possible autrement, mieux vaudrait faire demi-tour. Il a beau essayer de faire taire ses sentiments qui montent, refouler une gêne honteuse et une compassion exigeante, l’affaire n’est pas réglée pour autant avec des slogans à la mode d’aujourd’hui qu’il essayerait de se réciter : ces sentiments ne seraient que les instants de faiblesse de la Force, de la Santé et de la Beauté ; il n’y aurait rien d’autre dans ce monde que la matière et "l’espèce" ; l’homme ne serait en fin de compte qu’une splendide fougère ou une variété de singe et les Allemands auraient raison avec leur eugénisme, voire avec la stérilisation. Non, non, Messieurs Dames, ça ne marche pas comme ça. Il faut décider et se résoudre, or hélas, on ne peut pas décider autrement que sur une base dualiste, nous y sommes contraints par la réalité et l’expérience, c’est-à-dire en tenant compte de l’existence du corps et de l’âme. L’âme – oh, comment pourrait-on éviter ce mot vieux, malheureux, cent fois compromis, cent fois galvaudé dans la bouche des imbéciles ? Le corps et l’âme existent et la relation entre les deux n’est pas aussi simple et aussi directe que l’annonce le proverbe latin. Car une âme défigurée détruit souvent un corps splendide, un véritable chef-d’œuvre ; par contre un corps estropié, ou mal ajusté ou tronqué, laisse le plus souvent l’âme intacte, il la transforme même éventuellement en plus complète et en plus parfaite, en tout cas il l’enrichit, il la pourvoit de capacités affectives, de sentiments, de sensibilité, de sens collectif et d’autres forces sans lesquelles l’âme serait invalide.

 

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Un tableau à la Cranach, du moyen âge : autant de corps tronqués, tordus, pliés grimpent et rampent, gigotent et s’agitent devant toi, dans la salle d’opération, dans les classes et les ateliers : si tu veux, tu peux prendre en horreur ce marché, ce comble de l’imperfection et de la misère. Mais réveille-toi, pense à ce que ces deux (l’imperfection et la misère) ne vont pas forcément de pair, elles ont mécaniquement éveillé en toi l’association d’idées d’un spectacle de mendiants et de clochards. Mais ces enfants ici ne se préparent nullement à la mendicité. À l’atelier du tailleur on prépare des vêtements parfaits, à la cordonnerie des chaussures, à la maroquinerie des bourses et des sacs à main élégants, de qualité. Aucun article ne permet de voir qu’il a été fabriqué avec une main et un moignon, voire seulement avec des moignons : ce sont des moignons agiles et habiles, parfois séparés en deux par une trouvaille du chirurgien, il ressemble maintenant à la patte d’une chèvre mais il permet de saisir, d’écrire avec, voire de jouer du piano, pourquoi pas. Regarde aussi leur visage. Autant de visages humains, parfois plus humains que ceux qui se penchent au-dessus de la table de jeu du casino de Monte Carle. Il en émane de la bonté et de la bonne humeur, confiance et allégresse, et ce qui est le plus beau : de l’humour, quasiment de la sagesse. Discute avec eux et tu entendras avec surprise les battements d’ailes des pensées et des humains les plus universels. Je trouve plus facilement quelques mots drôles qui font rire les filles, elles me suivent en essaim derrière moi dans le couloir, elles me montrent leur dortoir. Je découvre sur les tables de chevet Raskolnikov de Dostoïevski, la Divine Comédie de Dante, Sinclair Lewis et Oscar Wilde, toute "L’histoire de la littérature mondiale" de Pintér[1]. Cet excellent auteur n’a pas réussi à dissuader la jeunesse enthousiaste de m’oublier : j’entends que ces jeunes s’apprêtent à organiser une "soirée littéraire" autour de mes modestes œuvres.

 

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Pour la plupart, une jambe et une béquille.

Ce sont des unijambistes et des paralysés remis debout qui jouent au foot ici. Un spectacle aussi stupéfiant que merveilleux.

Mon regard tombe sur l’un des garçons qui tombe à plat ventre mais se relève aussitôt. Ce garçon possède par hasard ses deux jambes, c’est un camarade unijambiste qui l’a renversé. Ils rigolent un bon coup.

 

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Un enfant à tête d’oiseau dans son lit, aucune de ses deux jambes ne fonctionne. Tu n’oses pas t’adresser à lui, son intelligence risque d’être également non développée. Mais pas du tout : il se présente en souriant, il se vante du beau dessin qu’il vient d’achever. Et il n’a pas tort. Qu’est-ce que ça représente, un homme ou un kangourou ? Il rit aux éclats, heureux, comme si on le chatouillait.

Des rachitiques, "le mal anglais" – et puis quelques cas de Heine-Medin (paralysie enfantine) et de Morbus Little. Ces deux derniers ne sont la faute de personne, l’un est une maladie infectieuse, l’autre une malformation du centre nerveux.

Mais le mal anglais – Seigneur !

Des parents pauvres, incultes ou indifférents ignoraient ou refusaient simplement de savoir que là où il y a des rayons du soleil et du cholestérol, le rachitisme n’existe pas ; il ne doit pas exister, parce qu’il est aussi facile à éviter que les oreilles sales ou les piqûres de puces.

 

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Dans un atelier où travaillent majoritairement des garçons invalidés par une machine, le tram ou le train, une affiche sur le mur : « Protège-toi des accidents ».

C’est un peu trop tard ici.

 

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Ils ont ouvert il y a trente-trois ans avec quatre pensionnaires. Aujourd’hui ils en ont deux cent quarante, l’institution est surchargée. Il serait nécessaire d’y consacrer des fonds. Sur le plan scientifique ils sont à jour, des médecins viennent de régions lointaines pour y parfaire leurs études. Des institutions similaires à l’étranger sont plus belles, plus grandes et plus riches. J’apprends dans un album photo qu’un des handicapés remis sur pieds ici s’est marié et a huit enfants.

C’est admirable à quel point les femmes aiment les infirmes – Dieu les bénisse ! Les parents, les mères en particulier, sont le plus attachés à leur enfant mal né. L’intendant de la maison trimballe un tabouret en lieu de jambes, pour monter sur le toit, réparer l’antenne : il a épousé une beauté digne de l’écran des cinémas.

 

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Deux instantanés.                               

Une figure impossible, rampant par terre, crie au manchot qui lui barre la route.

- Ôte-toi de là, infirme !

Un autre avorton par terre. Le médecin se baisse, le prend dans ses bras. C’est un enfant de cinq ans. À l’instant où il se trouve à la hauteur du visage, l’enfant se penche d’un geste naturel et embrasse le médecin.

 

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Un homme au visage intéressant, la quarantaine. Malheureusement il erre et tourne en tous sens avec "des gestes rotatifs" et fait des grimaces, sans cesse, depuis sa naissance. La maladie de Little. Sur son visage souffrant dévoré de tics je lis de la vigueur, de la virilité, de l’intelligence. On me dit qu’il comprend trois langues. Je l’aborde poliment. Il me répond par une grimace furieuse, détourne la tête et s’éloigne aussitôt, jusqu’au coin opposé. Je me sens un peu vexé. Pourquoi il m’en veut ? Je le demande au professeur. Il m’explique : non seulement l’homme ne m’en veut pas, au contraire mon contact était un grand honneur et une grande joie pour lui, c’est ce qu’il a voulu exprimer. Malheureusement chaque geste lui réussit à l’envers, le pauvre, il faut le savoir. S’il a détourné la tête et s’il s’est éloigné, cela signifiait qu’il voulait se tourner vers moi et venir plus près.

 

Pesti Napló, 23 février 1936.

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[1] Jenő Pintér (1881-1940). Professeur, auteur d’un grand dictionnaire d’histoire de la littérature.