Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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il existe encore de vraies dames !

Cest vrai, on rencontre encore de vraies dames.

Ce n’est pas fréquent, mais cela existe.

Il suffit de les reconnaître et cela n’est pas donné à tout le monde. Une vraie dame n’est pas celle qui étale sa splendeur à la terrasse du Ritz, ni celle qui se pavane sur le Corso dans ses toilettes, ni même ce démon, cette vamp, qui se tortille sur l’affiche du cinéma avec des yeux aguicheurs de guépard et dont il s’avère dans le film qu’elle a un mari et qu’elle est mère de plusieurs enfants, mais elle est prête à les oublier pour la durée du scénario.

Non, ce ne sont pas de vraies dames. Les vraies dames, nous ne les voyons pas, nous n’entendons pas parler d’elles, elles n’ont ni histoire ni action, elles vivent sans bruit leur vie pudique, elles deviennent rarement héroïnes de romans ou de drames en cinq actes.

Elles n’apparaissent qu’incidemment, pour un instant, dans ta vie quand le hasard les lance sur ta route, sous une lumière éphémère, telles la poussière qui danse dans le faisceau lumineux du soleil, puis disparaît pour toujours quand le soleil est voilé.

C’était une telle vraie dame, celle qui m’a interpellé doucement, rougissante, les yeux baissés, au moment où j’ai tourné au coin de la rue de la Mairie dans la direction de l’Hôtel de la Poste, pour poster une lettre.

Oui, c’est elle qui m’a arrêté, mais nullement pour me faire quelque offre coquette et aguichante. Sa rougeur et son bégaiement trahissaient dès le premier instant qu’elle avait dû mener un dur combat pour oser y parvenir. Par ailleurs, elle portait une robe simple, un chapeau et des chaussures bon marché. Elle cachait sa gêne en tortillant ses gants retirés.

- Monsieur, dit-elle les yeux baissés, en rougissant, je vous supplie de ne pas mal prendre qu’une inconnue s’adresse à vous. Je vous prie, je vous prie instamment, je vous supplie et je vous conjure de me dire votre nom et votre adresse.

- Bien volontiers, me suis-je étonné, mais pourquoi en avez-vous besoin, chère Madame ?

- C’est parce que, dit la dame en baissant les yeux, je souhaite vous demander trente fillérs, car je dois d’urgence poster une lettre, or j’ai oublié mon porte-monnaie à la maison et je ne trouve pas d’autre solution. Mais si vous voulez bien m’indiquer votre adresse, dès mon retour chez moi je vous enverrai cet argent. C’est le seul moyen pour moi d’accepter de vous les trente fillérs…

Je lui ai vite tendu le montant en question et j’ai aussitôt ajouté :

- Madame, je ne vous donne pas mon adresse, je vous dis seulement que je suis un écrivain hongrois et en tant que tel je sais apprécier toutes les bonnes idées. Je vous baise les mains, adieu, Madame.

J’ai tourné les talons et je me suis éloigné.

J’aurais vite oublié l’incident si un quart d’heure plus tard le sort ne m’avait pas fait croiser une nouvelle fois la dame, dont j’ai dû alors apprendre que c’est elle la vraie dame que j’ai tant cherchée et donc enfin trouvée.

Elle se tenait en face d’un jeune homme blond et en passant tout près, inaperçu, je l’ai entendue prononcer les mots suivants :

- Monsieur, j’insiste pour vous demander de me dire votre nom et votre adresse. Ces trente fillérs que je vous demande me sont nécessaires pour prendre le tram et rentrer chez moi, car malheureusement j’ai oublié mon porte-monnaie…

Je n’ai pas attendu la réponse du jeune homme, j’ai préféré vite partir pour qu’elle ne me reconnaisse pas. Mon petit cœur palpitait d’émotion. En effet, j’ai compris que cette dame d’un caractère admirable, entendant que je suis un écrivain hongrois et, en tant que tel, les trente fillérs ne s’entassent pas en monceaux dans mon coffre-fort, elle a décidé de rentrer sans tarder chez elle pour m’envoyer au plus vite les trente fillérs.

Évidemment, la pauvre, dans sa distraction, a oublié qu’elle ignorait mon adresse !

Tant pis !

Dans mon présent papier je dévoile seulement mon nom, sans indiquer mon adresse.

Je voudrais encore longtemps caresser le souvenir de cet épisode qui prouve qu’il existe encore de vraies dames.

 

 Pesti Napló, 19 mars 1936.

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