Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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CES CHOSES NE SONT PAS PRATIQUES

 

Cette fois j’aurai peut-être le courage d’écrire sur ces choses-là. Pour la première fois de ma vie je me repose, je suis en vacances de printemps sur la Colline des Souabes, comme les autres comtes (si je pouvais vivre de cette façon !). Maintenant, que je me fais croire que je ne dépends de personne, sinon de Dieu et de la vérité qui habite mon âme, j’aurai peut-être le courage de dire la vérité. Cet environnement convient aussi à ce genre d’approfondissement et aveu à la Saint Augustin : tout autour le recueillement des montagnes, en bas la ville, et un avion perce parfois les nuages en un arc téméraire.

Maintenant, dans cette solitude, je me tiens devant le seul tribunal de ma Conscience, maintenant j’aurai peut-être le courage de révéler la foi la plus profonde de la racine de mon âme. J’oserai la révéler et je ne craindrai pas d’attenter aux intérêts cent fois sacrés de l’industrie et du commerce, en ce faisant je scie indirectement la branche sur laquelle je suis assis, je scie la presse et la littérature, et à travers la presse et la littérature je scie le Saint des Saints, dont la violation représente plus qu’un assassinat : c’est la trahison de la patrie.

Et pourtant : je vais dire ouvertement, la tête haute, ce que depuis de longues années je dissimule et je tais au fond de mon âme et que je cache aussi bien devant le grand que le petit public.

Je vais dire vaillamment que toutes les théières sont exécrables, bonnes à jeter.

Oui, toutes les théières y compris la vaisselle élégante en métal avec laquelle on sert le thé dans le hall et le restaurant des hôtels les plus chers, ou encore à bord des paquebots de luxe et des zeppelins, pour faire montre de leur richesse, comme pour faire savoir que ni eux ni les consommateurs ne supportent qu’on leur verse le breuvage magique dans la bouche, n’importe comment.

Pourtant il vaudrait mieux qu’on le verse ainsi, alors le thé ne déborderait pas, ou déborderait moins.

Je m’explique. De ces théières qui sont répandues dans le monde entier, le thé déborde toujours. J’ignore par où, par en bas ou par en haut, il déborde pourtant, dans chaque cas, quand on veut le verser dans sa tasse. Il coule sur la soucoupe, sur la serviette de table, sur la nappe, sur le croissant, sur ton sandwich, sur ton pantalon, tes chaussures, sur le plancher, il te brûle, t’ébouillante, te salit, t’humilie, te détruit. Tout cela pour la raison que les théières sont mal conçues, le niveau du thé est plus haut que le déversoir, le liquide se répand comme l’eau de la Tisza ou du Nil au printemps.

Et personne n’en parle, personne n’en écrit une ligne, on n’améliore pas les théières, or il serait tellement simple, soit de surélever le déversoir, soit de fermer hermétiquement le couvercle.

Ou tout simplement retirer de la circulation ces théières si élégantes mais totalement inaptes à l’usage.

Et encore, je n’ose même pas parler de la tristesse séculaire et de l’indignité qui flotte autour des carafes aussi.

Non, mais écoutez, sur le pourtour des carafes il y a un petit bec minuscule, vermeil, en cul-de-poule, un appel au baiser.

Il est peut-être bon pour le baiser, mais il n’est pas fait pour verser de l’eau.

Écoutez, c’est épouvantable, si on se verse par le bec la quantité d’eau que notre œsophage et le volume du verre souhaitent, l’eau passe par-dessus et se déverse comme les chutes du Niagara sur le verre, la main et la nappe. Moi je sais très bien depuis des années à quel point est injuste notre accusation quand nous hurlons contre Cini, son excellente mère et moi, parce qu’il ne verse pas son eau dans son verre, mais sur la nappe et sur le tapis.

Moi je sais qu’il est innocent.

Il n’est pas coupable. La faute est à la Société, à la Société qui tolère cela.

Mais comment le lui dire ?

Il y a tant de choses à reprocher à la Société, que l’on ne doit pas dire à l’enfant, si on veut éviter qu’il tourne sa colère destructrice contre l’ordre social.

 

Pesti Napló 5 avril 1936.

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