Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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le chien tire-au-flanc

Écoutez, je vais moi aussi rapporter une histoire de chien ; il ne manquerait plus que les journaux satiriques allemands puissent me seriner dans la rue : tiens, en voilà un humoriste qui n’a même pas une histoire de chiens.

Alors, voici.

C’est déjà vraiment beau de ma part de ne pas avoir oublié l’affaire. Il faut dire que je suis passablement oublieux et distrait en affaire de chiens, il existe tellement de romans et d’anecdotes à propos de chiens, mes confrères écrivains font le boulot à ma place, l’histoire canine possède ses spécialistes, sans même parler des sommités telles que Jack London, en la personne de qui c’est la muse Clio à tête de chien qui a gravé dans le marbre les souvenirs des joies et des maux éternels des chiens.

Encore que je ne puisse pas dire que je jette aux chiens les chiens, bien au contraire. C’est justement à cause de ma distraction que je fus l’objet d’une risée pour ce que j’ai commis à l’égard de Tomi, héros de l’histoire qui suit. Un jour, nous étions en train de déjeuner, mais on ne me fichait pas la paix une seule minute, on me harassait sans cesse avec des factures, l’argent pour la cuisinière, payer la redevance radio, ceci et cela, les deux enfants me réclamaient aussi de l’argent, pour des cahiers, des excursions, des cornets de glace, des mendiants aussi se présentaient les uns après les autres. C’est alors que tout à coup je lève la tête : tout le monde rigole autour de la table. Je prends conscience que je suis en train de tendre une pièce de vingt fillérs à Tomi pour qu’il s’en aille et que je puisse manger en paix : il avait sauté sur ma chaise, faisait le beau et suspendait sur moi un regard attentif.

Oui, Tomi est ce petit chien que mon ami Jenő nous a offert un jour. Un petit griffon blanc, charmant, gai et enjoué, nous l’aimions tous. Nous lui pardonnions sa maladresse légendaire : il ne savait rien et on ne pouvait rien lui apprendre, contrairement aux bourbons qui n’apprennent rien eux non plus, mais qui n’oublient rien. Avec Tomi nous étions incapables de parvenir à ce qu’il donne la patte, qu’il fasse le beau, comme les chiens convenables. Nous nous y sommes faits, résignés à ce que Tomi fût une âme primitive, innocente, comment dire, un génie en friche, qu’il était vain de tenter de le dresser, cela n’aurait fait que le gâcher.

Pendant un an il a vécu chez nous, en cette qualité, ses jours heureux.

Puis nous recevons une visite de Jenő, l’ancien maître de Tomi.

Connaissant la fidélité originelle des chiens, je me préparais dès l’antichambre à voir Tomi sauter, japper, lécher de joie son maître revenu.

Nous entrons, eh bien, Tomi n’est nulle part, la maison est muette, pas moyen de profiter du spectacle de l’heureux revoir.

Je croyais déjà qu’il avait fui, quand la bonne découvre soudain Tomi blotti sous le lit. Nous avons dû l’extraire de là à grand-peine.

Plaisir de revoir, joie – aucuns, Tomi penche la tête de mauvaise grâce, il se détourne de Jenő, il aimerait retourner se cacher.

Nous avons pensé qu’il l’avait oublié. Néanmoins nous avons dit du bien de lui : c’est un bon petit chien, dommage qu’il n’ait aucun talent, il ne donne même pas la patte.

Jenő lève la tête.

- Comment ?! – crie-t-il vexé. – Lui ? Il sait faire des tours dignes d’un chien de cirque ! C’est un véritable modèle de bravoure du dressage : il saute des doubles saltos, en avant comme en arrière. Regardez ! Tomi, ici ! ho… ho… hop !

Tomi renâcle un peu, il tente de produire des gaucheries. Mais après un mot plus vigoureux il se redresse, puis sur un léger encouragement supplémentaire il fait le tour de la pièce sur deux pattes, et finalement, sur un certain signe saute en l’air et produit son double salto.

Alors nous avons compris pourquoi il s’était caché, faisant semblant de ne pas reconnaître Jenő.

Il avait de bonnes raisons de craindre que Jenő trahisse ses capacités. Il aurait préféré continuer de ne pas se fatiguer, tant que nous les ignorions.

Il préférait tirer au flanc. Jouer le provincial naïf.

Il avait bien fait. J’aurais eu tout à fait raison de faire de même, moi, avant qu’on ne sache que je sais écrire par exemple des histoires drôles.

 

Pesti Napló, 10 octobre 1936.

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