Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Joepardy dÉmasquÉ
oepardy, plus précisément C. G. Joepardy, célèbre écrivain australien connu par le lecteur
cultivé, achève, selon les données dont je dispose, sa vingtième année, je me
dois de célébrer son anniversaire dans le cadre modeste de mon journal
familial.
Et le plus sincèrement possible.
Parce que le lecteur, en lisant mes
constatations ci-dessus, s’étonne : comment Joepardy
peut-il n’avoir que vingt ans, alors que dans la conscience collective c’est un
doux vieillard à barbe blanche, il se promène en caftan de velours rouge dans
le jardin charmant de son petit palais à Melbourne au milieu d’un véritable
zoo, parce qu’il est un ami fervent des animaux. Comme chacun sait, Joepardy est un écrivain et un poète panthéiste, qui est, bizarrement, par amour de l’exotisme, frère
d’âme de Rabindranath Tagore. Ce dernier était à la
mode au début du siècle dans les salons littéraires, nous récitions ses poèmes
dans lesquels des oiseaux de paradis se dandinaient sur l’arbre baobab en
criant kiwi-kiwi, dans lequel, selon les orientalistes et les adorateurs de
Bouddha repose une pensée profondément orientale pour ceux qui comprennent
l’âme de l’Asie, de même que ceux qui ne la comprennent pas mais n’osent pas
l’avouer.
Ce sont plutôt des œuvres en prose qui
s’attachent au nom de Joepardy. Son œuvre principale,
comme chacun sait, est, n’est-ce pas, "Under the golden key", une
sorte d’épopée symbolico-mystico-fantastique, que
l’on ne peut pas vraiment appeler un roman. C’est plutôt un genre d’écrit
philosophique, un Coran moderne ou un Kalevala, allez savoir. Ceux qui prétendent
l’avoir lu, si je les coince et les interroge, ils répondent que son genre est
inclassable.
Mais après tout, le succès des Joepardistes ne dépend pas de ce genre, ni même de ce
roman. Ceux qui jurent par ce poète, le comptent parmi les plus grands, ils
l’affublent de l’auréole d’un Shakespeare ou d’un Nietzsche oriental. Connaître
Joepardy revient à savoir citer ses sagesses. Car Joepardy est caractérisé par des aphorismes profonds et
merveilleusement concis : il fut un temps où personne ne comptait pour un
homme raffiné dans les salons budapestois sans citer du Joepardy.
J’ai moi-même reproduit quelques-unes de ces citations. « Tout se trouve
sur l’autre rive » ou « L’autre n’est pas toujours le même », ce
sont des adages typiquement joepardiens, qui recèlent
quantités de choses, tout un monde de la profondeur et de la sagesse contenue
dans chacun, à l’instar des poèmes chinois. Il suffit de les comprendre.
« Le 111 », roman mondialement
célèbre de Jenő Heltai commence par exemple par
une citation de Joepardy ; elle figure en
exergue en tête de chapitre.
C’est pourquoi c’est en me référant à
Monsieur le Président Jenő Heltai que je prends
le courage de souligner encore l’âge de Joepardy, à
la face de ceux qui doutent.
Monsieur le Président est initié, Monsieur
le Président peut témoigner, Monsieur le Président sait que Joepardy
n’a pas plus de vingt ans.
Monsieur le Président était présent à la
naissance de Joepardy, moi également. Je peux même
modestement ajouter qu’il était témoin visuel de l’acte avec lequel j’ai eu
l’honneur d’aider Joepardy à venir au monde.
En effet, Joepardy
est né dans une charmante société littéraire, où un jour j’ai dit quelque chose
d’intelligent, ce à quoi un de mes confrères m’a
hurlé : « Qu’est-ce que c’est que cette ânerie ? »,
« Ce n’est pas une ânerie », ai-je dignement répondu, c’est une
sagesse profonde dont l’auteur est… Joepardy.
- Qui ça ? – rétorqua-t-il,
soupçonneux.
- Joepardy !
– ai-je répété dignement et je l’ai regardé abasourdi, si bien qu’il n’a pas
osé continuer ses interrogations. « Ah bon, Joepardy… »,
susurra-t-il rêveusement, tout en admettant, triste et
angoissé, les lacunes de sa culture, homme inculte, le seul à ignorer qui était
Joepardy – il eut tout de même mieux valu le passer,
ce baccalauréat.
C’est ainsi qu’est né Joepardy.
Monsieur le Président et nous deux, le cher Désiré et moi, avons abondamment
cité Joepardy pendant des années, nous avons même
placé des entrefilets dans les journaux sur l’état de santé de Joepardy, sur ses voyages européens ou sur ses amours.
Si je me rappelle bien, nous lui avons même
fait obtenir un jour le Prix Nobel.
Récemment un de mes amis, dans un assez
long débat littéraire consacré à ma modeste personne a affirmé que je ne
comprends pas les écrivains mystiques, par exemple Joepardy,
et que cela se reflétait passablement dans mes écrits. C’est alors que j’ai
décidé de démasquer Joepardy.
Pesti
Napló, 26 novembre 1936.