Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BARRICADE DE
LIVRES
J’apprends que le
gouvernement a organisé une journée du livre à Madrid. Avec certaines
nouveautés techniques. Je ne dis pas que cela doit constituer un exemple pour
d’autres fêtes du livre à venir, mais cela mérite réflexion.
Comme chacun sait, les équipes
gouvernementales sont en guerre. En guerre formelle, localement, dans les
villes, rue après rue. Ces combats sont menés selon des tactiques
traditionnelles, derrière des barricades.
Il se trouve que l’ennemi a encerclé aussi
ce quartier de la ville dans lequel parade la bibliothèque. Son directeur a eu
une idée magnifique. Il a fait descendre les livres dans la rue et une équipe
défensive composée essentiellement d’étudiants, des latinistes, en a construit
des barricades, et maintenant c’est de derrière qu’ils attaquent et qu’ils se
défendent.
Difficile est saturam non scribere[1]. Qu’il soit au moins permis au pauvre humoriste
inscrit sur la liste B, que l’esprit du temps a envoyé à la retraite, (c’est
toujours ainsi – s’il est autorisé, il est à cours de sujet, et s’il a sur quoi
écrire, ça ne lui est pas permis) de saluer le fait que le livre a enfin occupé
sa digne place – le livre, cette boîte rectangulaire que quelqu’un avait
qualifié de brique de la culture – il l’a occupée, il l’a même surpassée en
étant promu pavé de la rue.
Au temps de Kálmán Könyves[2] le livre était encore gardé sous des
chaînes. Alors encore à cause de son estime, de sa valeur. Plus tard
(conséquence de sa prolifération) sa valeur a baissé, seules les chaînes ont
subsisté. Les révolutions l’ont libéré de ses chaînes aussi, il n’avait plus
rien d’autre à perdre. Plus tard, comme il était devenu trop insolent, on l’a
jeté sur le bûcher, mais tel la salamandre, il s’est sauvé des flammes.
Dans son dernier, récent emploi, j’ignore
comment il s’en sortira. Il est gêné, le livre. Il ne sait pas à quoi s’en
tenir. À première vue sa qualification paraît humiliante. Mais si l’on y prête
davantage attention, on se rend compte que c’est maintenant qu’il se montre à
la hauteur de la situation. On a toujours dit, répété, que le livre est l’arme
de la culture, il a la vocation de lutter, au nom de l’esprit et de l’âme,
contre le règne universel des forces brutes et des instincts. De ce point de
vue on ne pourrait guère imaginer une position plus privilégiée que celle de
pouvoir revêtir une cotte de mailles, en bouclier de l’idéal et de la pensée,
contre la violence. Ce que jusque-là il s’efforçait à atteindre indirectement,
il peut maintenant l’exercer directement.
Évidemment, non sans quelques risques. En
risquant son propre corps lorsqu’il se plante physiquement devant l’homme qu’il
défend. Ils peuvent périr ensemble. Ou il ne sacrifiera que lui-même. Dans ce
dernier cas une question se pose : que vaut la vie que nous avons sauvée
aux dépens du livre, sans livre ? Un jour je voulais acheter un
porte-monnaie, mais il coûtait cher, j’y ai renoncé, car j’ai compris que si je
l’achetais, je n’aurais plus rien à mettre dedans.
En tout cas il serait plus intéressant que
le livre, en tant que moyen de combat sérieux, joue la première fois son rôle
dans la confrontation finale des pacifistes et des militaristes. Pensez, quelle
bagarre ardente on pourrait organiser si nous pacifistes assommions
tranquillement tous les vilains militaristes en sautant de derrière la
barricade des livres tels des culbutos, avant de vite nous accroupir de nouveau
derrière leur défense. Il en résulterait une immense vague de fabrication de
livres, chaque écrivain atteindrait des chiffres de vente de centaines de
milliers d’exemplaires. Moi aussi. Les grenades lacrymogènes seront remplacées
par des bombes bibliogènes. Je pourrais enfin devenir un fournisseur de
l’armée.
En tant que poète, flotte devant mes yeux
un sujet mélancolique pour un poème. Je vois un étudiant madrilène derrière la
barricade. Il se met à feuilleter dans la rangée supérieure des livres. Il s’y
immerge, il pose son fusil à côté. Une attaque. Tout le monde fuit. Il reste là
tout seul. Sa tête ensanglantée, telle un ruban marque-page, se perd dans le
livre.
Az Est, 19 décembre 1936.