Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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petit garçon

Lété dernier ce n’était qu’une scène amusante, mais maintenant que j’y repense, j’y vois une parabole de psychologie des masses. (Je soupçonne que tout événement simple acquiert au bout d’un certain temps, en méditant dessus, valeur de parabole.)

Vers trois heures je venais d’arriver à la piscine ouverte de cette jolie petite ville de province. Dans toutes les villes du pays on trouve maintenant une jolie piscine.

La plupart des enfants sont déjà rentrés pour déjeuner, et ne continueront le chahut que plus tard. Dans le bassin il y avait une vingtaine de personnes, que des adultes, principalement des hommes, des messieurs d’un certain âge, genre bureaucrates ou commerçants retraités, de vieux célibataires qui ne font pas leur ménage, ils se sont fait bronzer au soleil le matin, ont cassé la croûte au kiosque de l’endroit, on fait un petit somme, puis ils ont replongé dans le bassin, parce que c’est bon pour la santé.

Le boucan battait son plein quand je suis arrivé.

L’honorable société jouait au ballon.

Un grand ballon en caoutchouc sautillait sur l’eau. C’est ce ballon qu’ils se lançaient, s’accompagnant de cris d’Indiens débridés.

La société se lâchait, libérée, ensauvagée, comme des enfants. Si les passions les emportaient c’est probablement parce que les vrais enfants n’étaient plus là, tous ces messieurs sérieux étaient restés entre eux. L’âge est une chose relative, nous ne ressentons notre vieillesse que s’il y a aussi des jeunes parmi nous. Observez la bande de gamins déchaînés qui se forme pour fêter les trente ans du baccalauréat d’une classe.

Telle était aussi la situation présente. Cinq minutes plus tard j’ai piqué une tête dans le bassin. Encore cinq minutes et, avide et enthousiaste, je participais au jeu. Il était superflu que je me présente, comme ne se présentent pas les gosses que le hasard réunit sur un terrain vague.

Dans le bruit général j’ai repéré :

- Petit ! Petit !

Tous criaient cela.

Au milieu se tenait un honorable vieux monsieur à barbe blanche, apparemment le propriétaire du ballon. La balle lui revenait chaque fois, puis il la relançait dans des directions différentes, par surprise. Les autres gesticulaient.

C’est vers lui qu’ils criaient, j’ai crié plus tard moi aussi, impatiemment, le pressant, pendant qu’il tenait la balle au-dessus de sa tête, et réfléchissait vers où l’envoyer.

- Petit ! Petit ! Par ici !

Après une demi-heure de jeu je me suis assis au bord de la piscine, les autres jouaient encore, de plus en plus martiaux. Un homme s’installa à mes côtés.

- Tiens, Monsieur le rédacteur !

- Bonjour, comment va ?

- Moi aussi j’ai pris l’express du matin, je suis dans l’eau depuis neuf heures.

- Agréable, cette piscine. Dites-moi, qui est ce monsieur au centre, avec la balle ?

- Je l’ignore. Je l’ai demandé, mais personne ne sait.

- Pourquoi on l’appelle "petit" ?

- Oh, comme ça… C’est vrai que la balle appartient à un petit garçon qui a bien voulu nous la laisser. C’est lui qui a commencé à la lancer, et quand nous, les autres, entrions dans l’eau, c’est à lui que nous demandions. Puis le petit garçon a dû rentrer pour déjeuner, et la balle est restée à ce monsieur. On avait pris l’habitude que c’est au petit garçon qu’il fallait réclamer le ballon. Alors on a continué.

Bien sûr. Celui qui lance la balle, est un petit garçon, même avec une barbe blanche. En revanche, dans une grande réunion politique il nous arrive de crier "sage père du peuple" au petit garçon qui nous lance les slogans. 

 

Az Est, 25 mars 1937

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