Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
incognito
(Le président Miklas[1] à Budapest)
Je suis
assis à la terrasse supérieure du restaurant, avenue Rákóczi, en face de la
rédaction. J’ai trouvé une place très agréable, une petite table sur le côté,
devant une vitre semi-circulaire, bien dissimulée derrière un rideau. Personne
ne me voit écrire et observer. J’ai fait demander au garçon de me faire porter
un café là-haut et de fermer la porte ensuite. Impossible de me voir de la rue,
et je suis seul ici à l’intérieur.
Des deux côtés, le long des trottoirs, des
militaires casqués sont alignés à distances régulières jusqu’à la Gare de
l’Est, où on attend l’arrivée du président autrichien. La "foule", ou
le public pour rester poli, s’entasse derrière les soldats, encore plus
derrière, des passants, et enfin les magasins, avec quelques curieux plantés
sur le seuil. Les fenêtres aussi sont chargées de badauds, certains ont même
accroché des drapeaux.
On vient d’interrompre la circulation des
trams, la chaussée est libre. Un petit chien blanc brise le cordon, court
jusqu’au milieu, ses poils brillent au soleil. Il se réjouit manifestement de
l’attention qu’il suscite. Sa position dans l’espace prend du relief, c’est son
grand moment à lui.
Un clairon retentit, depuis la droite. Je
ne vois encore rien de particulier, c’est une musique militaire, donc ils
arrivent. La foule se densifie derrière le cordon, de mon côté comme en face,
certains avaient pris position depuis un moment déjà, d’autres se sont rajoutés
par la suite, par curiosité – c’est dans le fourmillement des infusoires dans
une goutte d’eau qu’on voit des mouvements semblables sous le microscope ;
quand l’eau commence à sécher, les colonies s’agglutinent tantôt au centre,
tantôt sur le bord.
Des personnes sortent des rues latérales.
Un jeune homme, manifestement pressé, s’arrête, hésite, retourne pourtant sur
ses talons, regarde sa montre, puis il renonce à vaquer à ses occupations et
décide de ne pas manquer le spectacle. Le petit chien blanc réapparaît, il court
le long de la chaussée, de plus en plus familier et à l’aise. Les gens le
pointent du doigt et rient.
Présentez, armes !
Les soldats alignés posent leur arme, puis
la présente pour saluer. Des murmures.
Une voiture fermée arrive en tête, à vive
allure, sur la voie libre. On ne voit pas bien qui est à l’intérieur, les gens
lancent quelques vivats incertains. Puis de plus en plus : on a reconnu
notre régent et le président autrichien.
Darányi[2] est reconnu par la plupart quand il file
dans la voiture suivante. Encore quelques véhicules, pas trop nombreux, deux
d’entre eux sont décapotés, avec dedans des messieurs en complet noir,
haut-de-forme sur la tête.
Quelques voitures de la police.
Enfin une moto ferme le cortège.
Garde-à-vous !
Les soldats saluent, puis « à droite,
droite ! ». Ils descendent du bord du trottoir, se mettent en rangs
et marchent sur la chaussée, ils tournent au coin de la rue.
Le jeune homme sur le trottoir regarde
encore sa montre, acquiesce, puis court à ses affaires.
En face de moi, à la terrasse bondée du
deuxième étage de la rédaction, mon collègue B. vient de me reconnaître. Il a
de bons yeux. C’en est fini de mon incognito.
Je suis désormais contraint de dire la
vérité, en citant les mots d’un autre confrère, Mark Twain : j’ai
rencontré le président autrichien. J’étais assis en hauteur à la fenêtre de la
terrasse d’un café, lui, il passait dans une voiture fermée. Notre rencontre
fut brève mais cordiale.
Je ne peux rendre compte que succinctement
de mes impressions. Il serait trop tôt pour que je fasse une déclaration, mais
pour ma part j’ai la très nette impression que les liens amicaux entre
l’Autriche et la Hongrie se sont renforcés.
Magyarország,
4 mai 1937.