Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

 

couronne d’Épines et couronne de Lauriers

Élégie optimiste

Nous ne sommes pas modernes, camarade ! Bien sûr que nous ne sommes pas modernes, c’est maintenant que tu le remarques ? Cela fait dix ans que je l’observe, depuis que nous sommes devenus ce que nous sommes maintenant. Est-ce une raison d’afficher une telle grimace ? Je ne vois pas pourquoi. Et plus tu fais cette tête-là, moins je comprends pourquoi tu t’étonnes que je ne comprenne pas que ne pas être moderne de nos jours est un état extrêmement désagréable, or tu t’étonnes, puisque dans ton esprit c’est tellement évident.

Ça, je l’admets, mais ce n’est pas une raison suffisante pour faire la tête furieuse et offensée que tu fais. J’ai l’impression qu’en réalité tu ne vois pas clairement ce que c’est qu’être moderne. Que tu n’étais pas conscient de ton état, quand nous étions encore modernes.

Autrement tu n’afficherais pas cette grimace, mais tu rirais un bon coup avec moi. Ton indignation trahit que tu t’es cogné quand tu es tombé de notre temps. Quelle sorte de gymnaste es-tu ? Tu n’as pas honte ? Si je me rappelle bien nous avions une excellente école pour l’éducation physique, meilleure que celle d’aujourd’hui. Et puis tu oublies le plus important. À l’époque où nous vivions et où nous étions plus ou moins modernes, une hypothèse nous maintenait au-dessus de l’eau, cette hypothèse était juste, elle ne contredisait pas son temps, elle a eu plutôt pour conséquence naturelle que la vision du monde, le drame dont nous étions à la fois les créateurs et les protagonistes, a été retirée pour un temps du programme. Mais c’est là que le bât blesse ! – nous étions persuadés (et si tu avais raison, tu devrais en être toujours persuadé), que ce drame peut être retiré du programme mais pas de la scène. Ce qui nous donnait courage c’était la certitude arrogante d’être au-dessus des époques et des modes, au-dessus et en dehors, l’idée que nous étions indépendants des modes et que nous incarnions des intentions et des connaissances, faites de matières que ne mord pas la méchante "dent de fer" du temps, que n’attaque pas la rouille, qui traverseront indemnes les intempéries passagères.

Mais alors ?...

Alors la survenue de ces intempéries ne fait que nous justifier. Elle nous justifie, nous, notre prudence et notre prévoyance, d’avoir si solidement dimensionné l’édifice de notre âme. Ce n’est pas la scène qui a tourné le dos, seulement la salle. Ne gesticule pas, ne panique pas, reste à ta place, tranquille, il ne s’agit que d’une illusion d’optique, tout finira par se rétablir.

Cela est un peu désagréable de ne voir que des dos, le rideau baissé ou le regard menaçant et ironique de quelques individus malveillants qui se retournent ?

Oui, un peu désagréable. Et puis après ?

Mais qui t’aurait promis de nous trouver toujours du côté ensoleillé ? Notre habitation n’a jamais été un tournesol ou une cabane mobile. Nous cherchions, trouvions et incarnions des vérités pérennes, exemptes de passions, libérées des instincts. Tu croyais qu’il s’agissait de plus que d’une chance particulière lorsque la foule pour un temps s’est fait croire, à elle comme à nous, qu’elle admirait les mêmes choses et qu’elle nous remerciait pour les avoir déterrées pour elle. Tu t’es imaginé que cette couronne de lauriers t’était due, tu l’avais méritée ? La couronne de laurier continue d’appartenir à la foule, même posée sur ta tête, tu étais assez stupide pour t’en glorifier. Et tu es toujours assez stupide pour t’étonner que la même chose, exactement la même chose qui autrefois t’a valu la couronne de laurier, t’affuble aujourd’hui d’une couronne d’épines ou d’un bonnet de clown.

Cela fait mal ?

Mon Dieu, cela fait mal un peu, mais ce n’est pas une raison pour crier. Et le plus important est qu’il convient encore moins de t’en vanter qu’il n’aurait fallu te vanter de la couronne de lauriers. Il serait tout aussi ridicule maintenant de faire de nécessité vertu et de porter ta nouvelle coiffe à la mode comme si tu étais un martyr cloué sur la croix. Non, mon frère, pas la peine de rêver, personne n’a l’intention de te clouer sur une croix. Nos adversaires sont devenus bien plus prudents, ils ne vont pas mettre entre les mains de notre cause de tels moyens de propagande.

Eh oui, il va falloir souffrir un peu. Néanmoins la physiologie de la souffrance, sa technique, a changé à bien des égards. Rappelle-toi ce que je t’ai expliqué sur "le maintien décontracté de l’âme".

Plus les godillots te compriment les pieds, plus nous veillons à les garder décontractés dedans. Ce n’était qu’un simple préjugé, crois-moi, une panacée illusoire, l’idée fixe romantique qu’à la souffrance on ne pourrait réagir qu’avec tristesse, chagrin, voire désespoir, que des larmes de résignation adouciraient nos douleurs. Elles les adoucissent peut-être, mais celui qui veut rester en vie n’a pas besoin de narcotique, plutôt d’un peu de courage. Si tu as vraiment le sentiment que le récipient de la vérité c’est ton front, détourne-le de côté quand on vient te le casser, parce qu’on briserait la vérité avec ta tête – veille mieux sur le récipient.

Te rappelles-tu notre sourire méprisant sur le fakir, nos haussements d’épaules, parce que celui-ci s’allonge sans raison sur une planche cloutée, ou encore, il se fige dans une position contre nature, les bras tendus, pendant que la peau se dessèche sur ses os ? Apparemment il ne fait pas cela sans raison. Pour lui ce sont des préparatifs, exercice prudent de gymnastique, expérience humaine. Prévoyance et calcul pour le temps où les changements le contraindront à se tenir ainsi. À nous seuls cela paraissait grotesque et insensé, il savait où il allait : avec ses contorsions il imitait les formes des brodequins où on l’enfermerait, pour s’y préparer une position confortable, afin de ne pas périr, de survivre à ses tortionnaires, au nom du Seigneur.

Ne crains rien pour la vérité, mon petit, elle ne fanera pas, elle ne se portera pas plus mal pour être transitoirement passée de mode, pour ne pas être sujet des conversations, pour ne pas être une bonne affaire, ne pas être conjoncturelle. Se tenir en secret un temps lui sera peut-être utile et servira sa santé, cela lui permettra de ne pas être compromise à chaque instant sur le bas-côté de la route par d’indignes dilettantes, par des chevaliers d’industrie des vérités. Nous savons qu’un repos lui fera du bien – puisqu’elle n’est pas encore parfaite, pas encore adulte, pas fiable à cent pour cent, elle n’est qu’un adolescent nécessitant des vérifications – laissons-la évoluer dans la pénombre, une lumière trop vive lui a apparemment fait du tort. Ce n’est pas grave si l’esprit scandalisé du temps présent l’a chassée là où de notre temps la pornographie se blottissait, ne t’en offusque pas, il y a entre elles deux une certaine parenté, pour le moment.

Te rappelles-tu César capturé par des pirates ? Il les a allègrement prévenus : pendez-moi, car si je me libère, j’armerai des navires et c’est moi qui vous pendrai.

Ils se moquèrent de lui, pourtant c’est lui qui eut raison.

 

Pesti Napló, 30 mai 1937.

Article suivant paru dans Pesti Napló