Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JÓkai
es enfants, je n’aurais pas cru en arriver un jour à vous
conter en tant que "grand témoin de temps anciens", ou comme le vieux
Béranger quand il rêve :
« Du
temps passé j’apporte des nouvelles
J’ai bu jadis avec le bon Panard… »[1]
Moi, les temps anciens et le reste, balivernes ! – Où est-on allé chercher
que je ne serais plus la grande promesse, le futur, l’espoir mystérieux, la
jeunesse, à cause de ces trente ou quarante misérables années qui se sont
enfuies, pendant lesquelles j’ai dû mettre de côté mon importante mission en ce
monde, à cause de quelques petites bricoles urgentes, ne supportant aucun
délai, que j’ai dû régler à la place des autres, incapable que j’étais de
comprendre à quel point ils étaient maladroits et si peu débrouillards ?
Mais de là à être un grand témoin du passé…
Et pourtant j’ai été déconcerté hier matin,
place Jókai, que nous traversions à pas pressés dans la direction de l’avenue
Andrássy, mon jeune ami trentenaire et moi.
- Elle est pas mal du tout, cette
sculpture, a-t-il dit.
- Ouais, si on veut, par rapport aux
autres, ai-je répondu. Mais le visage est peu ressemblant. Il était tout de même
différent.
- Comment peut-on le savoir avec
certitude ? – demanda-t-il. – La haute école des portraitistes était
dépassée, la photographie en revanche n’était pas encore développée en son
temps. Comment pourrait-on le savoir alors ?
- Comment peut-on le savoir ? –
lui ai-je rétorqué, interloqué. – Mais sacré nom, je me rappelle tout de même
comment il était !
- Tu l’as encore rencontré de son
vivant ? – me demanda très respectueusement mon jeune ami trentenaire.
Son respect me troubla un peu. Je n’aurais
peut-être pas dû m’en vanter trop vite. Parce que maintenant sur ce jeune
monsieur je fais le même effet que me faisait, quand j’étais écolier, les vieux
messieurs qui relataient leurs souvenirs de mille huit cent quarante-huit.
Mais si je me suis trahi, tant pis, je vais
devenir un calendrier centenaire. Je vais lui raconter ma première et unique
rencontre personnelle avec Mór Jókai[2], qui n’a duré qu’une minute.
J’ai peut-être douze ou treize ans. Je
dévore les livres, j’écris des poèmes, je suis inscrit dans plusieurs
bibliothèques.
Mon père reçoit une invitation pour
dimanche à la séance solennelle de la Société Petőfi. Il n’est pas libre,
je me débrouille pour récupérer son carton, j’apprends dans le journal "Le
Matin" que la séance sera présidée par son président en personne, Mór Jókai.
Oui, il est assis là, au milieu, au tapis
vert de la longue table de la salle d’honneur. Sur sa tête amène, la perruque
chenue avec la raie au milieu, ses yeux bleu océan ombellés, cloués patiemment
sur le conférencier, il repose ses tempes dans les belles et larges paumes de
ses mains. D’un côté il a pour voisin Emil Ábrányi[3], de l’autre József Prém,
mon professeur de hongrois. Je n’écoute pas tellement la conférence, je ne
cesse de contempler Jókai. Le cœur palpitant je l’identifie au créateur de
"Zoltán Kárpáthy" ; "Un homme en
or", "Le nouveau propriétaire", et d’autres héros plus que
vivants de mon monde imaginaire. Je regarde ses mains, j’imagine son regard
pendant qu’il se penche au-dessus de ses feuilles, j’essaye de transpercer
leurs profondeurs, tel le regard du scaphandrier quand il aperçoit l’Atlantide.
La conférence prend fin, Jókai se lève,
grand silence. Il prononce un bref discours, avec des accents bien appuyés. Il n’est
pas avare d’expressions comme « de tout mon cœur » et alors il serre
sa main sur son cœur. Je l’imagine cinquante-deux ans auparavant au Café Pilvax[4] en train de parler, le quinze mars. Il est
grand, svelte, il se tient droit, une stature d’acier, comme aujourd’hui
encore.
Après la clôture de la séance le public se
rue vers la sortie, mais pas moi. Je reste planté à la barrière qui sépare la
tribune de la salle, j’en dépasse à peine la hauteur.
Jókai a discuté un moment avec d’autres,
puis il fait quelques pas distraitement, il s’approche de ma barrière.
Il s’arrête, nous nous trouvons face à
face.
Je ressens un choc. Je sens que je devrais
le saluer. Mais j’ignore comment on salue un grand homme.
Je lance doucement et poliment, comme on
dit « bonjour » ou « votre serviteur » :
- Vive Jókai !
Il s’arrête. Il croise ses bras à la turque
sur sa poitrine, il s’incline. Il me regarde, il esquisse un léger sourire. Il
me caresse les cheveux.
- Comment tu t’appelles ?
Je bafouille mon nom.
Une nouvelle caresse sur mes cheveux, puis
il s’éloigne. Puis une jeune voix l’appelle : « Tonton ! ».
Il se retourne et la rejoint à pas souples.
Pesti Napló, 4 juillet 1937.
[1] De la chanson de Béranger : "Le bon vieillard"
[2] Mór Jókai (1825-1904). Grand romancier hongrois.
[3] Emil Ábrányi (1850-1920). Poète, journaliste ; József Prém (1850-1910). Écrivain, traducteur.
[4] Le 15 mars 1848, Petőfi, Jókai et Pál Vasváry (1826-1849) lancent un appel à la guerre d’indépendance contre l’Autriche.