Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
lÉzard bonnet blanc, blanc bonnet
autrement dit :
Où diable en sommes-nous avec ces races ?
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À l’attention de mon
confrère poète József Erdélyi[1]
J’avais beaucoup à
courir à droite et à gauche, je me suis pourtant arrêté devant la vitrine du
marchand d’oiseaux et de poissons, où on voit toutes sortes de petits monstres
grimper, sautiller et nager, des canaris, des perruches et des cacatoès, des
carassins dorés, des guppys vivipares, des tortues dans les aquariums. Un maki
se gratte dans une cage, il a pour voisin des orvets, des lézards et des chats
de Malaisie, toute une ménagerie.
Il ne s’est rien passé de particulier, une
des tortues est tombée sur le dos, elle n’arrivait pas à se retourner, ce
"castor de la nature" peinait, prenait parfois de longs moments de
repos, puis relançait ses efforts. Eh bien, j’ai failli me fâcher, j’avais
envie de lui dire : quel imbécile tu es, ce n’est pas comme ça qu’il faut
faire. Un jour j’ai vu en fait une de
ses sœurs de race dans une situation semblable, elle a simplement tendu le cou,
comme les lutteurs en position de Nelson, comme on l’appelle, et elle s’est
retournée. Mais cette tortue-ci ne connaissait pas cette solution simple. Et on
parle encore d’instinct homogène des espèces, pour ne pas dire de mentalité de
race. J’étais sur le point de passer mon chemin quand une scène m’a cloué au
terrarium, le séjour des lézards.
Dans ce terrarium il n’y a pas que de
l’herbe, il y a aussi une flaque d’eau. De beaux lézards vert émeraude, frères
miniature des crocodiles et des alligators, s’y étalent oisivement au soleil,
au bord de cette étendue d’eau, aussi paresseux que les grands frères. Des
jeunes et des adultes sur le dos les uns des autres, figés dans des positions
capricieuses, comme si c’était une prise de vues instantanée. Certains
redressent la tête comme dans une sorte de magie africaine. Des monstres
étranges.
Ils ont aussi de quoi manger, des vers et
des insectes, en réalité ils pourraient vivre dans une atmosphère paradisiaque,
ils n’ont pas à se battre pour la nourriture, leur pitance vivante favorite
leur est servie, ils n’ont qu’à l’avaler. Mais apparemment aucun n’a faim, les
vers et les larves se promènent sur leur dos, entrent dans leur bouche, puis
ressortent, sans gêne. Un petit lézard de taille moyenne qui ne mesure pas plus
de dix centimètres queue comprise, paraît particulièrement paresseux et
indifférent, il ne fait même pas bouger sa queue trempée dans l’eau quand un
têtard la bouscule.
Mais.
Mais tout à coup, d’un geste rapide comme
l’éclair, il allonge son cou ! L’instant suivant je vois qu’il a attrapé
quelque chose. Quelque chose qui devait traîner dans l’herbe, je ne l’avais pas
vu.
Un autre lézard.
Un lézard semblable à lui-même en tous
points, un peu moins grand, la moitié environ, disons, de quatre centimètres.
Mais exactement la même race, les mêmes couleurs, les mêmes dessins, tout. Un
frère de race, peut-être son propre descendant, manifestement du même nid.
Il l’a attrapé par la tête, j’ai d’abord
cru qu’ils jouaient comme deux petits chiots. Le petit lézard a encore rendu la
première attaque en mordant lui aussi, mais ensuite toute sa tête a rapidement
disparu dans la gueule du plus grand. Je pensais qu’il la retirerait ou l’autre
la recracherait, mais non – sur une déglutition plus vigoureuse pendant que le
double menton du plus grand ondulait, il a glissé plus bas, il était déjà
enfoncé dans la gorge, cela se voyait de l’extérieur. Qu’est-ce qui se passe,
il ne veut tout de même pas l’avaler ? Mais si, justement, il l’absorbe
diligemment, à la manière des serpents, en rythmes pulsants, s’arrêtant, se
reposant – avec le calme glaçant de qui a le temps des reptiles et autres
animaux à sang froid.
C’est cela qui m’a empêché de continuer ma
route, pourtant j’avais beaucoup de choses à faire (j’en ai d’ailleurs manqué
trois) mes jambes se sont comme enracinées, je suis resté là, figé, pendant une
demi-heure, oubliant que j’aurais pu moi aussi me faire avaler pendant ce temps
par un camarade de plus grand appétit que le mien, un frère de race – peut-être
même m’a-t-il déjà avalé, au sens figuré ? Il a pu faire les affaires à ma place, celles que j’ai loupées en
m’attardant ici. Cela a pris une demi-heure pour que le plus grand lézard
absorbe l’autre. La victime a bien essayé de résister : à intervalles
réguliers on voyait les soubresauts de ce qui dépassait de la gorge
fraternelle, mais seulement avec mesure et courtoisie, tout en respectant elle
aussi les moments de repos du repas, cela doit être conforme à l’éthique dans
les cercles sauriens. À la fin, quand ne dépassait plus que le bout de sa
queue, ce bout de queue protesta dans un dernier vif assaut contre la loi
fondamentale darwinienne. Son seul résultat a été que sa queue s’est détachée
(la queue des lézards, on s’en souvient de l’enfance, se détache facilement),
elle est tombée directement dans la flaque d’eau où elle a poursuivi ses
convulsions pendant un moment, elle essayait de nager, seule, sans tête, sans
tronc et sans pattes, un pauvre petit bout de queue de lézard orpheline,
solitaire, c’est tout ce qu’il en restait. Le vainqueur, bien rassasié a
produit encore quelques déglutitions, avant de refermer sa bouche. Ses yeux de
reptile fixaient rêveusement le néant.
Le cas m’a passablement bouleversé. C’est
ce que nous ressentons toujours face à la violence : elle révolte les uns,
elle encourage les autres. Malheureusement ces derniers sont majoritaires et il
est encore plus malheureux que moi j’appartiens aux premiers. Et le plus fâcheux,
c’est que même la résignation à la sage loi de la jungle n’apporte aucun
apaisement. En effet, le plus révoltant est dans cette affaire que ces lézards
ne respectent même pas la loi. L’assassin avait tout devant lui, les vers, les
insectes, les têtards, puisqu’on pouvait s’attendre à ce que les lézards
cultivés de la capitale connaissent leur Brehm et sachent que c’est de cela
qu’ils doivent se nourrir avant tout et qu’ils ne se rabattent sur leur propre
espèce qu’à l’extrême limite. Or ce lézard n’a pas attendu l’extrême limite,
mais au premier aiguillon de l’appétit…
Il n’avait peut-être même pas faim ?
Il se peut que chez les lézards, manger des lézards est de même nature que
l’anthropophagie chez l’homme – un culte primitif, religieux, une cérémonie non
nutritionnelle mais symbolique, un sacrifice
du sang dont nous savons qu’il était
(était ?) dans tous les temps un accessoire des cultures tribales et
nationales ? Tout au moins c’est ainsi que nous, salauds de libéraux,
l’avons appris au début du siècle. Aujourd’hui on enseigne plutôt, me dit-on,
que des choses comme ça ne doivent se produire que dans la lutte pour la
vie ; que les races, dans le cadre de leur espèce, doivent être
solidaires, et pour se nourrir ou, plus élégamment parlant, pour leurs
cérémonies sacrificielles, elles doivent se satisfaire les unes des autres.
Mais manifestement ce lézard inculte avait
non seulement négligé le Brehm, il ne connaissait pas non plus les théories
modernes des races et des groupes sanguins, le néo-naturalisme à la mode de
notre temps, aux yeux duquel tout ce qui est "naturel" est sacré et
inviolable, et qui plus est, il devrait savoir qu’un lézard conscient de sa
race ne boit que du sang de crapaud et réciproquement. Et il ne troublerait pas
mon confrère poète József Erdélyi (Jóska, Jóska, tu
as fait une petite bêtise, pourquoi tu ne m’as pas interrogé avant ?) qui,
après un demi-siècle a ressorti d’on ne sait où que les Juifs boivent du sang
chrétien, ce qui est quand même une absurdité à avaler.
Cette affaire de lézard prouve, Jóska, que
chez les espèces "naturelles" où le sacrifice de sang existe encore,
les frères de race ont coutume de boire le sang l’un de l’autre et non le sang
d’autrui. Pense à Abraham et Caïphe. Si tu ne penses pas à eux, je peux te
citer quelques exemples plus récents.
Pesti
Napló, 15 août 1937.
[1] József Erdélyi (1896-1978). Poète, communiste dans sa jeunesse, antisémite après l’avènement du fascisme.