Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Embrassez-vous !
Mon impression globale sur la nuit en
question : Budapest est une ville magnifique, c’est alors qu’on a pu le
mieux s’en rendre compte : dans l’obscurité totale. En d’autres termes,
c’est quand le ciel se couvre totalement qu’on réalise à quel point nous sommes
disciplinés et talentueux. Mais plus important est encore de savoir que c’est
une ville joyeuse. Elle a allègrement et intelligemment supporté son aventure.
Après cet enseignement, j’aurais une modeste proposition. Après tout, tout est
une question d’illusion, la vie et la mort – l’illusion est plus importante
même que la substance et que la forme. Je vous demande en toute modestie :
s’il est obligé d’en faire, faut-il introduire dans la conscience publique avec
des vilains mots tels que "défense aérienne", "attaque aux
gaz", et autres horreurs, l’exercice de guerre que Budapest et ses
environs ont expérimenté pour la première fois. Le jour où nous serons amenés à
profiter de l’expérience acquise, le but sera alors aussi la protection de la
ville et non faire peur à la population. Nous ne sommes pas si frileux que ça,
vous savez. Cette ville aime bien les farces, elle invente des petits noms même
pour le tonnerre de Dieu, et je suis persuadé que le tremblement de terre qui,
le Seigneur nous en préserve, engloutirait cette ville un jour, le bon
Budapestois survivant l’appellerait dès le lendemain tremblotement de terre.
Cette fois il conviendrait d’aller
officiellement plus vite que la cajolerie du langage – moins prétentieuse est
la qualification, moins elle semble ridicule. Je suggère que l’on intitule ces
exercices de black-out terrorisants des soirées "embrassez-vous",
elles nous paraîtront tout de suite plus charmantes. Elles ressembleront à ces
chères quelques minutes quand nous éteignons les lumières dans la nuit de la
Saint Sylvestre, pour que l’attaque aux gaz de la nouvelle année ne puisse pas
atteindre au cœur la personne qu’on cherche à en mourir.
La prochaine mesure policière pourrait déjà
être rédigée comme suit : ce soir de vingt-trois heures trente à minuit il
est permis de s’embrasser sur la totalité du territoire de la capitale et des
communes limitrophes. J’invite le public, et en particulier les sujets de sexe
féminin, considérant la grandeur de l’intérêt, à se comporter avec patience et
discipline. Signé : préfet de police de Budapest.
Un tel enjouement viril est d’autant plus
digne d’un capitaine consciencieux, du commandant du magnifique navire de notre
ville, qu’est grand le danger qui fait tanguer le bateau. Pensons à la tragédie
du Titanic à bord duquel à partir du heurt de l’iceberg jusqu’au moment de
couler, pendant six heures, l’orchestre a sans cesse joué, en partie pour
rassurer ceux qu’on pouvait sauver et leur épargner la panique, et d’autre part
pour distraire et endormir ceux qui étaient condamnés.
Embrassez-vous !
N’est-ce pas plus joli que les piaillements
d’épervier de la frayeur et de l’horreur : attaque aux gaz !
Shrapnells ! Pluie de feu, mort, sauve qui peut !
Embrassez-vous !
Désormais, si les sirènes hurlent ces deux
mots, nous saurons de quoi il s’agit : il est permis de s’embrasser en
toute liberté, comme on permet une cigarette au condamné à mort, comme on
autorise la morphine au mourant – le baiser est libre car ce sera peut-être le
dernier.
Le baiser et la pluie de bombes, ne
sont-ils pas dignes l’un de l’autre ? L’un est-il moins dangereux que
l’autre simplement parce que sa détonation fait moins de bruit ?
À propos de détonation. Même du point de
vue de la défense, cette mesure serait utile. En plus de faire le noir, il est
de notre intérêt primordial de garder le silence pendant l’attaque.
Or fermer efficacement la bouche des femmes, cela vient rarement d’elles, et la
seule solution qui s’offre dans une situation soudaine de contrainte est le
baiser.
Sans même parler de l’intérêt pratique
selon lequel il est tout à fait conseillé de commencer le remplacement des
pertes humaines éventuelles dès le premier instant.
Az Est, 16 octobre 1937.