Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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achÈ…È...Ète m’en !

Mon pauvre papa, maintenant je peux le comprendre. J’ai aperçu aujourd’hui un père tel qu’il pouvait être, avec un petit garçon tel que je pouvais être moi-même. Il marchait dans la rue, penché en avant, son enfant accroché à sa main droite. Il avançait et il tirait son fils comme le héros du chant russe « les bateliers de la Volga », parce que le garçon se faisait traîner. Savez-vous comme c’est quand un enfant « se fait traîner » ? C’est méchant et déplaisant. L’enfant tire en arrière le dos rigide, comme s’il voulait s’arrêter ou s’asseoir au milieu de la chaussée, il fait néanmoins des petits pas raides, juste assez pour qu’on ne puisse pas se débarrasser de lui. Tout en hurlant.

C’est ainsi que je me faisais tirer et je hurlais moi aussi.

Je hurlais : « achè…è…ète m’en ! »

Ne vous imaginez pas que je me souviens de ce que je voulais qu’il m’achète.

Cela avait dû commencer environ une heure plus tôt, j’avais dû avoir envie de quelque chose que j’avais vu dans une vitrine. Mais mon père ne me l’a pas acheté, il n’aurait pas pu, je ne sais plus ce que cela pouvait être, une calèche à deux chevaux ou un équipement complet de scaphandrier, ou encore une robe de mariée. Probablement m’avait-il grondé énergiquement : « as-tu perdu la tête, bêta, à quoi ça te servirait ? » Et puis « Comment je pourrais l’acheter, ça coûte cent forints, cesse cette ânerie. » S’il avait acquiescé en disant : « d’accord, je te l’achèterai, tu le trouveras à la maison en rentrant, j’entre dans la boutique pour passer la commande » - j’aurais regagné mon calme et j’aurais tout oublié en deux minutes. Comme ça aussi j’ai oublié, sauf le fait cru qu’il me l’ait refusé ; cela m’a mis hors de moi, je me suis crispé et j’ai hurlé.

- Achète-le-moi ! Achète-le-moi !

Puis je ne savais plus de quoi il s’agissait, je me rappelais seulement qu’il fallait m’acheter quelque chose.

Achè…è…ète m’en !

Parfois je sortais de mon rôle, j’oubliais que j’étais en train de hurler, j’épiais bouche bée un autre enfant qui avait grimpé sur le heurtoir d’un tram en poussant des cris de joie, je l’ai suivi du regard aussi longtemps que possible. Cela ne m’empêchait pas de me faire tirer et dès que l’autre garçon  a disparu, je me suis rappelé mon devoir et je me suis remis à hurler.

- Achè…è…ète m’en ! Achè…è…ète m’en !

Et ensuite je m’entêtais devant une vitrine sur trois, je refusais d’avancer sans la pénible traction paternelle, à l’instar de la péniche que tirent les malheureux bateliers sur la Volga (bon vieux temps des tsars !), lorsqu’elle est coincée dans les algues.

Et ce qui se trouvait dans ces vitrines m’était complètement indifférent.

Achète, achète, au début j’ajoutais ce qu’il devait m’acheter, bateau, parapluie, machine à vapeur, rideau. Puis je m’en fichais de l’objet de mes désirs, c’est le fait de l’achat qui était au centre de mes ambitions, je hurlais sans une définition plus minutieuse de son objet.

Depuis longtemps mon père ne me répondait plus, il me tirait seulement, morne et résolu, que pouvait-il faire d’autre ?

Je me suis arrêté devant une vitrine de berceaux et mon exigence a retenti aussi fort qu’une sirène de bateau. Et je me suis arrêté devant une vitrine de confection féminine, décorée de poupées de cire de taille humaine, vêtues de soie et de velours.

Et j’ai hurlé :

Achè…è…ète m’en ! Achè…è…ète m’en !

Et j’ai fini par m’arrêter devant un commerce de cercueils, tout m’était égal.

- Achè…è…ète m’en ! Achè…è…ète m’en !

Mon père ne répondait rien, il tirait.

Je ne me rappelle plus comment nous sommes arrivés à la maison.

Mais quand j’y repense, je dois constater objectivement que sur les trois derniers objet il n’avait acheté que le berceau, mais à un moment où j’étais encore trop petit pour l’exiger. La grande poupée en robe de soie, c’est moi qui ai dû l’acheter, pas beaucoup plus tard.

Quant au cercueil, c’est quelqu’un d’autre qui l’achètera.

 

Magyarország, 16 février 1937.

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