Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
conversation
privÉe avec Endre Nagy
Allô, allô, tu
m’entends, Endre Nagy[1], de l’autre bout de l’appareil que j’ai
collé à mon oreille ? Évidemment tu m’entends, j’en suis sûr. Tu es là,
seulement tu ne me réponds pas, tu fais semblant de ne pas entendre. Peut-être
que je ferais pareil à ta place, non pour obéir à une loi d’outre monde,
simplement pour la même raison pour laquelle nous ne répondons pas à la nature
battue au fer de la vie, lorsqu’elle lève sur nous un regard interrogateur –
nous n’avons pas de dictionnaire commun, nous la comprenons mais elle ne nous
comprend pas.
Tant pis, je le dis quand même, saisissant
l’occasion que tu ne peux pas m’interrompre, même avec ton sourire sage et
sceptique ou un geste de la main. Je suis très intéressé : comment est ton
état ou ta situation ? Cela doit être merveilleusement sensationnel d’été
mort, pour des gens comme nous qui nous amusions vivant déjà surtout des
questions de l’existence, plus de la
vie d’autrui que de la nôtre. J’ai une heure de libre, ensuite je me rendrai à
ton enterrement – le joli soleil de mai brille (t’en souviens-tu ?), tu
auras une inhumation sereine et gaie.
Un jour tu as esquissé un acquiescement
approbateur (ce qui chez toi valait un éclat de rire), quand je t’ai dit que
j’aimerais prendre la parole à mon propre enterrement, afin de répondre aux
discours. Bien sûr j’avais imaginé la chose, ma réponse, avec un trucage
technique – en devinant ce que contiendraient les nécrologies solennelles dont
mes amis ne manqueront pas de me faire honneur : j’aurai dicté à l’avance
au gramophone, ou plutôt j’aurai joué devant une caméra de cinéma parlant, sur
un écran de deux mètres pour qu’on y voie aussi l’orateur, en smoking de deuil
avec une cravate noire. Pour ta part tu as manqué cela, ce qui est positif
parce que cela me permet d’imaginer comment ce serait, comment cela se
présenterait, comment cela résonnerait, si dans une heure là-bas au cimetière
apparaissait non un fantôme de cinéma mais l’authentique
Endre Nagy dont on évoquera l’esprit, celui que tu es maintenant, pour nous rendre compte de la grande aventure que tu as
traversée : « Mesdames et Messieurs, depuis ma dernière production je
suis un peu mort et si vous le permettez, j’aimerais introduire en quelques
mots le numéro suivant, que j’ai eu l’occasion d’entrevoir ».
En effet, je t’envie extrêmement d’un
certain point de vue. J’avais un certain héros et un rêve, nommé Titus Telma[2], l’homme que l’on ne pouvait pas tuer,
celui que cette particularité négative a hissé au-dessus de tout autre être
vivant comme de lui-même, vu que, selon ma conviction et mon expérience,
pouvoir être tué est un signe particulier bien plus caractéristique et plus sûr
de ces autres que d’être mortels. En réalité, au fond de notre âme nous ne
craignons pas la mort, mais nous craignons tous d’être assassinés. Cette
crainte, plus que la crainte de toute mort, imbibe, détermine et déforme nos
opinions sur la société. Seul celui qui n’a plus rien à craindre est en mesure
de formuler un avis valant la vérité. Or, celui qui est déjà mort, devient un
peu Titus Telma, on ne peut pas le tuer, dans un certain sens pas même le faire
taire, ainsi il serait en mesure, si c’était possible, de voir plus clair, et
même de faire voir plus clair que
nous tous, tout ce qu’à travers une vie, à travers le brouillard de dangers
intérieurs et extérieurs, il essayait d’attraper, de saisir, de fixer, pour
nous les transmettre.
Mon Dieu, comme tout serait beau si on
pouvait croire en cette vie simple, primitive de l’au-delà, la suite directe de
notre vie en deçà, qui ne serait pas autre
seulement plus que n’a été notre vie
individuelle ! Plus, parce que plus libre, plus courageuse, donc plus
heureuse. Si maintenant tu étais encore l’ancien, le vrai Endre Nagy, tel que
je t’ai connu, en possession d’incommensurablement plus de connaissances, mais
une réalité identique à toi-même ! Je ne songe pas au spiritisme pédant et
confus. Ces fantômes que j’ai rencontrés dans des séances ennuyeuses étaient
des êtres plus confus, plus influencés, plus circonspects et plus lâches encore
que les vivants. Je ne t’évoque pas à travers une "cabine d’esprits"
et je ne te ferai pas asseoir à côté de ma table tournante – même la petite
table de marbre du café donnait meilleure occasion à nos esprits pour
s’entretenir, surtout quand nous demandions au garçon de glisser une cale sous
le pied de la table pour qu’elle ne boite pas quand nous nous accoudons dessus.
J’aimerais faire parler cet Endre Nagy qui, en se rendant compte qu’il est
mort, donc qu’il ne peut plus être tué, repousse le rideau de brouillard, se
hisse devant le trou du souffleur céleste, d’où l’Archange céleste dont le nom
est Libre Conscience ne souffle qu’un seul mot : parle !
Et si tu parles, je t’interrogerai, je
t’interviewerai moi, reporter agile, un crayon à la main – je te demanderai
comme j’ai demandé au premier aviateur : cher Maître, Monsieur le
rédacteur, Monsieur le directeur, faites une déclaration, qu’avez-vous ressenti
quand…
Que doit-on ressentir quand on exprime ce
qu’on pense, ce qu’on croit parce qu’on l’a vu – quand on prononce les
substantifs avec les seules épithètes
adéquates, conjonctions et verbes – des noms communs et des noms propres, le
nom de dieux, d’hommes et d’animaux – les prononcer et ne pas se préoccuper,
s’en ficher de qui s’en formaliserait, qui les comprendrait de travers, qui en
prendrait peur, qui se mettrait à craindre pour sa pauvre vie ? Les
prononcer et ne rien craindre pour notre pauvre vie, des autres lâches, de
celui qui se glisserait dehors à pas furtifs entre les rangées de fauteuils, au
milieu d’une phrase, avant de pouvoir saisir le sens de l’ensemble, il saisirait l’arme d’un mot repêché que l’on
pourrait retourner contre nous, il courrait chez Caïphe pour rapporter, pour
nous dénoncer, pour nous calomnier, pour dénaturer nos propos, les fausser. Ou
encore tu te placerais sur le porche, devant la plèbe, en nous désignant de
l’index : celui-ci est l’un d’entre
eux ! Quel sentiment ce doit être de parler sans que les
quatre-vingt-dix pour cent de notre acte d’accusation ne soient obligés de se
transformer en une plaidoirie, afin de sauver les dix pour cent restants – sous
le fardeau pesant des excuses, des circonlocutions, des défilements, des
dissimulations, des atténuations et des remords, parce que nous disons
vrai ? Le vrai, mais il est vrai qu’en effet… Mais vous savez tout cela,
Mesdames et Messieurs…
Pour qu’un jour un Hamlet meilleur, un
Hamlet d’une autre époque puisse
prendre notre crâne en main et puisse le montrer au fossoyeur :
« J’ai connu, Horatio, cet homme – il s’appelait Jorich,
c’était un grand esprit, un cœur pur, un bon acteur sur les tréteaux où il doit
jouer la comédie et faire le clown, qui aimerait faire entendre le mot de la
conscience – il a fait rire beaucoup de gens, il est pourtant mort l’esprit et
le cœur pleins de chagrin, parce qu’il n’a pas su vivre sans conscience. »
Je lève mon bonnet à grelots devant ce
Hamlet non encore né, devant ton cercueil, je te demande humblement de me
recommander dans ton numéro à ce saint et aux autres saints pleins de pureté,
en implorant leur miséricorde sur ma tête orpheline, de même que j’ai demandé
leur clémence pour toi, mon bon frère, Endre
Nagy.
Pesti Napló, 8 mai1938.